En fouillant dans ses tiroirs, Tierno Monénembo retrouve ce texte (paru dans la revue Eben’A aujourd’hui disparue) qu’il a écrit sur la ville de Salvador de Bahia au Brésil après son premier séjour dans ce pays en 1992. A travers cet article « Salvador de Bahia : La ville la plus africaine du Brésil », l’écrivain Monénembo veut que les jeunes Guinéens s’intéressent au Brésil ne serait-ce que pour trois raisons :

1-Le Brésil est le deuxième pays  noir du monde après le Nigéria (sur une population de 230 000 000 d’habitants, 130 000 000 sont d’origine africaine). 

2- Les tout premiers Noirs venus dans ce pays sont venus de la Guinée, chez nous, ce sont des Bagas et des Nalous de la région de Boké-Boffa.

3-Après Haïti, c’est au Brésil que la culture africaine a le mieux survécu dans les Amériques.

« Puisque ces fripouilles qui gouvernent l’Afrique n’ont aucun sens de l’Histoire, j’invite nos jeunes à s’intéresser au Brésil. Nous avons beaucoup à dire à ce pays et beaucoup de choses à faire avec lui… Une coopération intense et intelligente avec le pays de Pelé pourrait radicalement changer le visage du monde », pense Tierno Monénembo. Bonne lecture !

Salvador de Bahia, la ville la plus africaine du Brésil

Son charme est tout entier dans son nom comme certaines femmes dont on sent l’aura et le parfum rien qu’en entendant les délicieux vocables leur servant de diminutif, Bahia ! Il suffirait presque de le prononcer pour revivre ses senhoras et ses poètes, ses longues plages bordées d’arecs, ses ruelles tortueuses et sales, ses gamins dépenaillés et ivres, ses inoubliables airs de modinhas et de Samba.

D.R

Il ne dépendrait que d’elle, tout ici-bas ne serait qu’amour et rimes, mystique et abandon de soi, fêtes voluptueuses et folles. Ville fondée dans la chair, nymphe insatiable, de tout son long couchée sur la grève : nue, tremblante et chaude. Elle va bien avec la mer : regardez-la somnoler, mutine et désirable près du mince drap d’écume qui la borde ! La chanson dit qu’au-dessous de l’équateur, il n’y a pas de péché. Et c’est vrai que si l’on n’y prend garde, on finirait par penser qu’ici, nul ne peut arrêter le plaisir et le rêve, la furie de la mer comme la violence des hommes.

Hélas, ici aussi l’Histoire est passée avec son bruit et sa fureur, ses rêves de gloire et d’or, ses mares de fiel et de sang. Combien de fêlures et de bosses, de plaies mal cicatrisées sous chaque pavé, sous chaque chapeau de rustico !

D.R.

Salvador do Bahia de Todos os Santos ! On dit qu’un navire portugais était au bord du naufrage lorsqu’il fut sauvé in extremis par la clémence de la baie. D’où ce nom que l’on croirait sorti de la bouche d’un croisé et auquel la magie des tropiques a donné un goût de soleil et de mangue : Sauveur-de-la baie-de-tous-les-saints ! Est-ce pour cela que la ville revendique 365 églises, en vérité, un peu plus de 90 et une multitude de chapelles ? Mais qu’importe, puisqu’elle sauve, la légende qui veut que l’on peut y prier chaque jour de l’année dans un lieu différent !

Les archives, quoi qu’il en soit, situent la naissance de la ville autour de l’année 1520, soit en pleine conquista. Tupinikins et Tupinambas (les peuples autochtones) furent vite décimés et repoussés dans le sertao ou dans la forêt vierge. Bref, scénario classique depuis Bartholomé de Las Casas, on dut vite recourir à des Noirs venus d’Afrique pour cultiver ma canne à sucre et pour d’autres types de corvées, publiques ou domestiques. L’arrivée des premiers Africains se situe entre 1524 et 1530. Elle s’étendra jusqu’en 1888, année de l’abolition de l’esclavage.

Le peuplement noir de Bahia ne ressemble à aucun autre, ni pour les villes du Brésil ni pour le reste des Amériques. La majorité des esclaves transplantés ici viennent d’un endroit très précis, le Dahomey (aujourd’hui Bénin) et accessoirement de la côte ouest du Nigéria. Leur identité ethnique et culturelle appartient essentiellement aux groupes fong et yoruba. La vente des esclaves, sur les côtes du Brésil en général et à Bahia en particulier, a échappé au fameux circuit du commerce triangulaire : tout s’est fait directement d’une côte à l’autre de l’Atlantique. Les échanges ne se sont pas limités à la traite négrière et ne se firent pas dans un seul sens : outre le troc esclaves contre tabac, il y eut celui de l’huile de palme contre le manioc, des pagnes alako contre la dentelle et la soie, etc. En outre, entre 1745 et la première guerre mondiale, le trafic maritime fut très intense entre le Dahomey et Bahia. Vers 1830, on comptait jusqu’à 11 navires par mois et dans chaque sens. C’est ainsi que de nombreux esclaves affranchis s’en retournèrent au Dahomey et souvent, leurs propres descendants revinrent s’installer dans leur Brésil natal. Bref, c’est cet ensemble de facteurs (auquel il faudrait en ajouter bien d’autres, subjectifs et objectifs) qui donne à la ville sa couleur et sa mesure, son ivresse et sa piété : son âme africaine. A Bahia, le Noir ne s’est pas contenté de dompter les taudis : il a aussi perverti le génie de la mer, ensorcelé pour toujours la terre et les esprits.

D.R.

Il suffit de se promener dans vieille ville et de murmurer entre les lèvres les noms savoureux des quartiers pour mesurer combien parfois, le fil ténu de la mémoire sait résister aux désastres. Barroquinha, Pelourinho, Corpo Santo, Saudi, Lapa !… A la fin du siècle dernier, les Yoruba vivaient au Barroquinha. Ils y avaient leur chapelle et un semblant de marché où ils vendaient de l’huile de palme. C’est dans ce quartier-là que, vers 1830, une prêtresse venue du village dahoméen de Kétou, fonda clandestinement le premier candomblé, c’est-à-dire le premier lieu de culte pour les religions africaines. Charpentiers ou portefaix, les Peuls et les Haoussas se démenaient du côté de Corpo Santo. Là, à plusieurs reprises, ils tentèrent entre 1808 et 1835 de fomenter une révolution islamique durement réprimée et consignée dans les livres sous le nom de Révolution des Imalé. Le domaine des Congolais ? Le Pelourinhos où ils ont laissé l’un des plus beaux édifices de la ville : l’église Notre Dame de la Rosaire des Noirs. Les Gege, on les retrouvait surtout à Saudi et les Fongs au Carmo.

Photo : Iraildes Mascarenhas, Brésil

Insidieuse et roublarde, l’Afrique demeure partout, dans la saveur des aliments, dans les chants et les danses, même dans le chœur des églises (la belle revanche des esclaves, a cru devoir dire le regretté Pierre Verger). Enchaîné, vendu à l’encan, l’homme noir, paradoxalement, s’est retrouvé sur le terrain de la culture et des mythes à armes égales avec le maître blanc. Cela lui a permis d’équilibrer quelque peu les rôles. Il se devait de récupérer d’un côté ce qu’on lui avait extorqué de l’autre. Bref, si lui devait se soumettre, il lui restait toujours son esprit et ses dieux pour tenir et qui sait, renverser la situation. Quoi qu’il en soit, l’Afro-Bahianais a plus que d’autres préservé sa personnalité. Ici, les traumatismes se lovent dans d’autres poches de l’existence, pas dans celle de la mémoire.

Quand on voit sur le Terreiro de Jesus, au Mercado Modela, ou à l’Unaho, des groupes de jeunes (qu’importe du reste qu’ils soient noirs, blancs ou indiens) danser la capoiera (cette danse gymnique que l’on exécute en jouant du birimbau), on mesure toute la dette que la ville doit à l’Angola. La part des orixas, les dieux yoruba, mieux vaut ne pas la soupeser. Laissez-vous chavaucher par ce fou de Xango dans n’importe quel terreiro de Pau Miudo. Assistez à la fête de Iemanja, la déesse yoruba de la mer. Laissez-vous emporter par la procession qui monte ver l’église de Bonfim pour y vénérer Oxala. Venez un mardi soir, au Pelourinho, dans à la fête de la Bençao. Allez à Itapoa, manger un acaraje ou à Egenho Velho de Brotas, déguster une feijoada ou un caruru de xinxin… Et vous comprendrez combien la sève qui irrigue ce lieu, découle de l’Afrique !

L’écrivain Antonio Olinto a dit qu’en Amérique du Nord, les dieux africains sont morts de froid. Il faut croire qu’à Bahia, ils auront retrouvé leur véritable demeure.

Tierno Monénembo

Encadré

La population noire de Bahia provient essentiellement de quatre territoires :

-Guinée : du début de la traite à la fin du XVIIème siècle environ. Esclaves peu nombreux (probablement moins de 10 000 en tout ; en fait, le véritable esclavage au Brésil commence avec la découverte de l’or du Minas Gerals) et, semble-t-il, très vite métissés.

-Mozambique : du XVIIème siècle à la moitié du XVIIIème siècle.

Congo-Angola : durant le XVIIIème   siècle.

-Côte des Esclaves : (Nigéria, Bénin, Togo, Ghana actuels) : de 1745 à 1888. C’est de là que vient l’immense majorité des Noirs de Bahia. C’est véritablement la partie de l’Afrique qui donne à la ville son cachet africain à tous les points de vue : culinaire, linguistique (survivance de mots yoruba), religieuse (candombé), vestimentaire, etc.