« Embarquez pour la Guinée. Venez, venez visiter la Guinée. La Guinée est un paradis, venez, venez visiter chez nous. Beauté, enchantée, je donnerai tout pour toi. Oh ma maison, mon chez-moi. Guinée mon pays, Guinée mon paradis, la beauté est son ami ». Voici quelques paroles d’une chanson connaissant un succès certain sur internet, depuis, disons, au hasard, le 5 octobre 2023, comme par hasard (je le précise à l’attention de ceux dont la connexion serait défaillante). Le clip qui l’illustre est un véritable mirage superbement réalisé. Il incite Guinéens comme étrangers à découvrir la « Guinée, notre paradis ». Les paysages sont magnifiques. Les plaines du Fouta-Djalon sont verdoyantes et luxuriantes à souhait. Le littoral, ses îles (de Loos notamment), ses plages de sable fin à la blancheur sans rivale, la mer d’un bleu limpide sont une invitation au farniente ou à la baignade. Conakry ressemble à une jolie ville balnéaire lambda aux multiples rues rectilignes et aux façades proprettes. L’illusion est réelle, tout est vrai, il suffit de savoir choisir les bonnes images et d’ignorer les autres. C’est souvent filmé vu du ciel, en drone. Le point de vue de Dieu ? Non, celui du rêveur. Les artistes jouent leur partition, je ne la conteste pas. C’est beau de rêver, le plus misérable des hommes en a même le pouvoir, s’il sait oublier un temps sa réalité. C’est beau de rêver et nécessaire, et puis on ne va pas en prison pour si peu, c’est déjà ça. Dans ce clip, les hommes et les femmes chantent, dansent, ils sont beaux, elles sont belles, tous superbement habillés à la mode de chez nous réduisant la mode occidentale à un prêt-à-porter pour croque-morts. Et surtout ils semblent si joyeux, pas la moindre contrariété perceptible sur leur visage, leurs sourires irradient le spectateur.

C’est gentil, rafraîchissant et semble spontané. Un shoot au chloroforme de quelques minutes n’a jamais fait de mal à personne. Comme dans un rêve, vous dis-je, le mien, le vôtre, le nôtre, peut-être, qui sait ? Un si beau pays, de si belles personnes. Mais…

Oui mais voilà, c’est de la Guinée dont on parle, pays où l’histoire est l’ironie en marche, toujours, pas de trêve possible. Quelques jours avant la diffusion de ce joli clip vidéo, le pays était exclu de l’organisation mondiale du tourisme pour défaut de paiement de cotisation. Quelques semaines plus tard, les autorités de la transition restreignaient l’accès à internet et aux réseaux sociaux à travers tout le pays en évoquant des raisons sécuritaires (sans autres précisions). Le touriste ne viendra pas visiter notre paradis. Homme libre par excellence (avec ses qualités et ses défauts), il se déplace où bon lui semble, sans servitude, et ne peut envisager une seconde que l’on entrave l’usage de sa troisième main : son téléphone portable. Un peu comme un jeune Guinéen en somme.

Soixante-cinq ans après l’indépendance (joyeux et triste anniversaire Guinée !), belle image donnée au reste du monde et à nous-mêmes. Ces derniers jours, les principales  ambassades (des États-Unis à la Chine, c’est dire) s’en inquiétaient encore. Elles ne peuvent plus travailler, pas bonnes pour les investissements, toutes ces restrictions dans un pays si riche, très riche. Une simple étincelle, si j’ose dire (l’explosion de la raffinerie de Kaloum), le pays, si fragile, se retrouve à l’arrêt complet, exsangue !

Je ne sais pourquoi, de quoi le gouvernement a peur pour agir ainsi, à quelles menaces supposées ou réelles il doit faire face, mais j’ai l’impression qu’il joue contre son propre pays et que cet exercice schizophrène du pouvoir est l’héritage pérenne de l’immense majorité des gouvernements qui se sont succédé depuis soixante-cinq ans.

Docteure Yassine Kervella-Mansaré

Soixante-cinq ans de liberté, ce devrait être une belle fête, non ? Les gens devraient danser, chanter, rire, un peu comme dans un clip vidéo qui s’intitulerait « Guinée, notre paradis ». Les Guinéens n’en demandaient certainement pas tant et à l’impossible nul n’est tenu, mais pourquoi ont-ils obtenu si peu depuis soixante-cinq ans, pourquoi jeunes et vieux paraissent-ils si las, épuisés, découragés, pourquoi sont-ils à bout de nerfs, à bout de souffle ? Les doléances sont nombreuses et quasi immuables depuis soixante-cinq ans. Mais le temps ne fait rien à l’affaire, il use. Les sourires ne sont désormais que la formule de politesse des désespérés, la sagesse, qu’une forme de rhétorique vaine, d’hommes et de femmes qui n’ont plus d’illusion.

Mes compatriotes guinéens sont à bout de souffle, dans un pays si riche, de devoir subir encore et encore, la précarité. Humiliés de ne pouvoir accéder à un travail régulier leur permettant de nourrir correctement leurs enfants, humiliés de redouter, en rentrant chez eux, la présence, sur l’un des murs de leur logement, d’une de ces satanées croix condamnant celui-ci à la destruction.

Ils sont à bout de souffle de devoir subir l’obsolescence et l’incurie d’un système éducatif et de soins en jachère. Ils ne supportent plus de vivre dans une société gangrénée par le népotisme et la corruption. Ils sont à bout de souffle de devoir souffrir la réussite des opportunistes accaparant les formidables richesses du pays, privilégiant leur confort et leur intérêt personnel à l’intérêt général et national.

Ils sont à bout de souffle de la mauvaise gouvernance qui semble se transmettre d’un gouvernement à l’autre tel un précieux sésame. Ils n’en peuvent plus, d’une justice inexistante ou au mieux absurde, des libertés publiques profanées, des violations incessantes de la liberté d’expression ou d’information.

Je ne sais pourquoi, de quoi le gouvernement a peur pour agir ainsi, à quelles menaces supposées ou réelles il doit faire face ? Nos aînés sont à bout de souffle, parfois ils murmurent, quelquefois ils grognent ou se mettent en colère, mais ils répriment vite leur exaspération. Nos jeunes sont à bout de souffle. Parfois ils quittent le pays, au péril de leur vie, à la recherche d’un Eldorado qui n’existe pas, quelquefois ils envahissent les rues revendiquant leur droit, le lendemain, ils retrouvent la craintive léthargie de leur misère sans fin.

Non décidément, je ne comprends pas pourquoi.

Docteure Yassine Kervella-Mansaré,

Anthropologue