Sékou Tyran, le premier Prési de la Guinée indépendante, est mort le 26 mars 1984 dans un hosto de Cleveland, aux Etats-Inouïs. Le 3 avril 1984, l’armée guinée-haine, sous l’appellation CMRN, Comité militaire de redressement national, s’empare du pouvoir. Il a mis aux arrêts les dignitaires qui se déchiraient pour succéder au feu tyran Ahmed Sékou. L’Association des Victimes du Camp Boiro, AVCB, dévoile 12 dépositions de ces dignitaires devant la Commission d’enquête du CMRN. Lisez la première partie de l’audition d’Abdoulaye Touré, ministre des Affaires extérieures de 1979 à 1984.

Premier jet de l’audition /déposition de M. Abdoulaye Touré, ministre des Affaires Extérieures (1979 – 1984).

Abdoulaye Touré : Je me nomme Abdoulaye Touré, j’ai été dans le gouvernement déchu, ministre des Affaires extérieures.


Commission d’enquête : El Hadj, la Commission revient de nouveau, après certainement plus de 6 mois d’interruption, mais nous allons continuer les interrogations. Nous avons pris le temps pour pouvoir nous documenter, chercher un peu partout, pour pouvoir continuer dans de bonnes conditions les recherches, puisqu’il nous était difficile, à travers certains, d’obtenir la vérité. Mais si nous avons les documents convaincants, je pense qu’avec ça nous pouvons progresser mieux, mais nous pensons aussi que vous avez profité de ce temps, pour mieux réfléchir, méditer la situation, discuter avec les camarades en cellules et tirer des leçons de tout ce qui s’est passé. Donc, nous avons une série de questions à vous poser, c’est ce qui nous amène cette fois-ci.

Abdoulaye Touré : Je suis à votre entière disposition.

Commission d’enquête : Comment ?


Abdoulaye Touré :
Je dis que je suis à votre entière disposition.


Commission d’enquête : Vous êtes en détention il y a 9 mois, livrez-nous vos réflexions dans le contexte du changement intervenu dans votre propre esprit d’une part, et d’autre part l’atmosphère au niveau de la Maison centrale en général, votre chambre en particulier.


Abdoulaye Touré : Voilà, j’ai été peut-être l’un de ceux qui a été le plus choqué au départ. Choqué, parce que je me suis trouvé après tous ces événements, dans une atmosphère de prison, première fois de ma vie. Je me suis dit : mais au fait, qu’est ce qui s’est passé ? qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai dit : oui, mais il y a des événements importants qui se sont passés, tu étais responsable longtemps, à beaucoup de niveaux. Tu as servi à l’extérieur longtemps, depuis l’indépendance jusque maintenant. Et, dans ma cogitation, je me suis dit : si je compare ce que nous avons été avant notre accession à l’indépendance et l’accession à l’indépendance, je dis il y a un progrès. Mais depuis notre accession à l’indépendance, qu’est ce qui s’est passé ? J’ai été à l’extérieur, j’ai comparé, j’ai été dans les pays africains, j’ai été dans des pays européens, dans les pays asiatiques et j’ai vu que progressivement, chez ceux-ci, ça bougeait et que les gens avaient beaucoup de considération pour nous, mais chaque fois que je revenais chez moi, je constatais un déphasage, un divorce total entre ceux qui étaient comme considération pour nous et ce que nous, nous réalisions et le mérite de la considération que les gens avaient pour nous par rapport à ce que nous faisions, n’était pas sincère, pas honnête. Cela, je me le suis dit et je me suis posé souvent la question : mais comment pouvait-on changer tout cela ? Les interlocuteurs, il n’y en avait pas beaucoup. Je dirais même, il n’y en avait pas. L’interlocuteur, c’était le chef. Quand on pose un problème, une question : PR : « Oui on verra ça, mais nous n’avons pas les mêmes habitudes, n’avons pas les mêmes orientations ».
Ensuite, on sentait qu’il y avait une espèce de raidissement et pour peu qu’on insistait, on aboutissait à des états d’énervement qui, le plus souvent, pouvaient coûter cher à celui qui le faisait. Tout ça nous a amené dans un état d’apathie et d’allergie, allergie à ce que nous pouvions faire, apathie par rapport à nous-mêmes. Cette apathie nous a conduit à subir. Subir tout ce qui ne pouvait même pas aller dans notre esprit ni dans notre cœur. Remédier ? Oui, on pouvait y remédier, mais comment ? C’est que peut-être nous prenions un peu plus conscience individuellement, les uns les autres, et nous dire si ce n’est pas comme ça, eh bien, ce n’est pas la peine de continuer. Mais on est un collectif, dans un collectif, c’est anonyme, il suffit de faire des pressions, opposer les uns aux autres, pour trouver sa voie. Et dans cet état de choses, je me suis toujours dit : comment remédier, comment changer ? Je me suis toujours trouvé acculé à une non-solution. Cette non-solution, subir dans l’apathie, m’a amené souvent à m’adresser, en croyant, que Dieu Seul pouvait amener le changement. Et c’est dans cette intervalle, que Le 3 avril, je vous le dis en toute franchise (…), vous n’allez peut-être pas croire, pour moi, je l’ai considéré comme un salut. En toute franchise et Dieu m’est témoin, il fallait changer, le changement de 3 avril était une nécessité ! Nécessité pour nous, nécessité pour le peuple, et souvent, on a eu à échanger des vues avec les camarades. Ceux avec lesquels nous sommes en détention. Et nous sommes tous arrivés à cette solution : le changement était in-dis-pensable ! Je l’ai dit la première fois quand j’étais interrogé ici : ce changement sans effusion de sang, ce changement, pacifique mais d’un bon qualitatif, a été tout à l’honneur de notre armée. Voilà ce que je peux dire.


Commission d’enquête : Nous avons relevé, comme constatation, les points suivants : Vous aviez reproché au gouvernement de ne s’être pas penché sur les problèmes internes, la construction du pays devait être la priorité des priorités. Vous aviez fait état également du non-respect des droits de l’Homme en Guinée, conformément aux conventions internationales. Vous étiez du Bureau Politique National, l’organe de conception, du gouvernement également. Vous ne vous sentez pas en partie responsable de ce que vous déploriez ?


Abdoulaye Touré : Je l’ai dit dans cette déclaration liminaire. Nous étions oppressés, nous nous sentions responsables pour n’avoir pas réagi. Le réflexe de survie a fait que chacun s’est replié dans sa petite coquille en disant : « pourvu que ça ne me tombe pas sur la tête ». Je dirais, sur le cas des droits de l’Homme, j’étais celui qui recevait le plus de pression, l’un de ceux qui recevaient le plus de pression. Et j’ai mis beaucoup de temps avant de convaincre LE PREMIER RESPONSABLE pour qu’effectivement Amnesty vienne. Ça n’a pas été facile, je n’ai pu l’obtenir qu’au cours d’un voyage en Allemagne et je peux le dire que, sans forfanterie, que c’est par ma pression et ma déclaration personnelle en disant que si nous ne faisons pas venir Amnesty, ce n’est plus la peine d’aller dans certains pays car nous ne serons pas écoutés, nous aurons des manifestations, nous aurons des hostilités. C’est ainsi donc qu’Amnesty est venue. Oui, j’ai appartenu à la direction du parti depuis 1972, quand je suis revenu, non pas 1976. J’ai appartenu à la direction du parti, au Bureau Politique. Les questions discutées au sein du Bureau Politique n’étaient pas souvent des questions qui avaient trait principalement aux droits de l’Homme. On prenait un individu, on lui mettait l’étiquette qu’on voulait, souvent c’était « comploteur ». Et on disait : « C’est une question de trahison ». On parvenait à convaincre que c’était une question de trahison, mais très peu de gens pouvaient poser des questions.

Commission d’enquête : Que savez-vous de la rupture du clearing avec le pays de l’Est ?

Abdoulaye Touré : Voilà, c’était le commerce extérieur. Un jour on est venu m’appeler : le clearing pour le rendre, pour le conserver avec un seul pays l’Union soviétique, et la Chine. Après deux mois, j’ai reçu des instructions en disant : il faut supprimer le clearing avec l’Union Soviétique, car c’est une tricherie commerciale, les choses nous sont livrées au poids, pas à la valeur. Et quand nos marchandises y arrivent, elles sont dépréciées, surtout sur le plan des fruits. Nos fruits sont chargés dans les cales des navires soviétiques, ils arrivent à destination, on prétend des pourcentages de déchets de 80%, les 20%, il y a des prélèvements dessus et on ne nous les paye pas directement. Et on nous les paye en marchandise. Donc, le clearing a été supprimé, seule la Chine a maintenu le plaisir, c’est ainsi que le clearing donc a été supprimé avec les pays socialistes.


Commission d’enquête : Dans le cas du clearing, quel est votre opinion personnelle, quelles sont les conséquences à votre avis en tant qu’économiste ? Quels sont les avantages et les inconvénients de la suppression du clearing ?


Abdoulaye Touré : Je ne suis pas économiste, mais je m’intéresse aux questions économiques. Le clearing, je dirais que c’est une tromperie volontaire de part et d’autre, en toute objectivité. L’individu sait que sa marchandise à telle valeur, il le majore, il est toujours au-dessus du cours international. Et chacun pense se rattraper de part et d’autre, mais en s’assurant de garantie en disant : c’est un troc. Et ce troc n’est plus monnaie courante dans le commerce. J’ai servi comme médecin en Afrique Equatoriale, excusez-moi, je fais peut-être une diversion, il y avait une population qu’on appelle les Pygmées, les Babingas, et les populations locales, les Centrafricains. C’est là où il y a la vraie clinique, parce que les Babingas sont des chasseurs, ils tuent l’éléphant, ils mettent dans les paniers la viande fumée, ils viennent mettre derrière le village, le paysan agriculteur, le docteur agriculteur, mettent le manioc et on vient poser devant chaque tas de viande de fumée du manioc ou de l’igname, le Babinga revient, regarde. Si ça lui convient, il prend le panier de manioc, si ça ne lui convient pas, il met un caillou sur le tas de manioc, c’est à dire augmenter. C’est ce commerce vieux, sans rationalité qui est transposé dans le clearing.


Commission d’enquête : Prenons par exemple le cas du carburant échangé contre la bauxite. Était-il plus avantageux selon vous ce clearing carburant/bauxite ou bien d’acheter directement le carburant en libre ?


Abdoulaye Touré : Au plus pressé, c’était préféré de faire la bauxite, au plus pressé. Mais il est arrivé souvent que sur le plan du carburant que, les tankers soviétiques qui arrivaient, trouvaient souvent certains navires soviétiques. Et les tankers étaient abouchés sur ces navires soviétiques et avant d’aller dans les conduites et dans le clearing même du carburant, la jauge n’était acceptée que sur le navire soviétique. Ce qu’il avait dépoté, c’est ce qui était compté, non pas ceux qui arrivaient dans la cuve. Sauf qu’il y avait donc le grave inconvénient, mais puisque nous étions au plus pressé, nous n’avions pas de liquidités. La bauxite était notre marchandise, bien que sur le marché nous pouvions avoir des devises sonnantes, mais nous ne pouvions pas à cette époque, nous sortir dans le domaine du carburant. Et d’un. Et de deux, les tankers qui venaient en Guinée étaient des petits tankers, notre port ne se prêtait pas à des grands tankers. C’était donc des petits tankers qui venaient accoster, et c’étaient ceux-là seulement qui étaient propices à nous alimenter en carburant. Or, l’Union Soviétique seule possède ces petits tankers. Donc, nous avions intérêt à maintenir, tant que nous n’avions pas une raffinerie, une infrastructure portuaire suffisante, nous avions intérêt à maintenir ce clearing, à être toujours, parce que les soviétiques aiment discuter, à être de plus en plus sévères, jusqu’à ce que nous ayons des accrochages mais que ça se normalise. C’est mon point de vue.


Commission d’enquête : Mais pourquoi le clearing dans le temps a été supprimé ? Parce qu’en fin de compte, le clearing ne marchait plus même en matière de carburant, c’était l’achat en devise directe.


Abdoulaye Touré : Oui, je pense que dans ce domaine il y a lieu de se demander, parce que quelle était la part des responsabilités de part et d’autre. Je pense que… nos amis soviétiques ne mettaient pas aussi beaucoup de bonne volonté pour le reconnaître, à ne voir que le carburant, ils pensaient que ça pourrait s’appliquer à d’autres domaines, dont les fruits et les coupures fréquentes, la qualité même du carburant ont souvent amené aussi à revenir sur ce plan. Je pense que c’est l’une des raisons, ce sont certaines de ces décisions.


Commission d’enquête : Elle a été prise par qui, cette décision ?


Abdoulaye Touré : Elle ne pouvait pas être prise au sommet. C’était assez sérieux pour que ça soit pris…


Commission d’enquête : Ça n’a jamais été discuté pour la suppression ou…?


Abdoulaye Touré : Ça a été discuté, mais sans approfondir… Nous, nous avons, pour ma part en toute franchise, en toute sincérité, je disais que tant que nos infrastructures ne sont pas adaptées, il est mieux de ne pas décrocher avec l’Union soviétique sur le plan du carburant.

Commission d’enquête : Cela nous crée beaucoup d’hémorragies en matière de devises…

Abdoulaye Touré : Et sur le plan des devises, sur le plan du carburant, ce n’est pas facile, il faut payer ou on ne donne pas.


Commission d’enquête : Avez-vous des comptes bancaires à l’extérieur, s’il vous plaît ?

Abdoulaye Touré : Je l’ai dit déjà, je vous le répète, en âme et conscience, devant les hommes, devant Dieu, je n’ai aucun compte bancaire à l’extérieur.


Commission d’enquête : Si nous posons cette question, c’est parce que nous avons devant nous ici, une liste des anciens dignitaires possédant des comptes à l’extérieur. Et je m’empresse de vous préciser que cette liste-là n’a pas été fournie par le CMRN ni sous la deuxième république, qu’elle a été trouvée dans les effets du Président défunt. Sur cette liste de 17 personnes votre nom figure, avec l’adresse de la banque. Le Comité Militaire de Redressement National et le Chef de l’État ont décidé que ceux qui ont le nom sur la liste, s’ils ne donnent pas l’argent qui se trouve à l’extérieur, ils restent en prison. C’est pourquoi la Commission se fait le devoir de passer ce chapitre-là à l’examen. Et c’est la raison pour laquelle nous vous posons la question. Ce compte-là est supposé être en Suisse, tout est détaillé ici.


Abdoulaye Touré : Je crois que peut-être si je dois vivre longtemps, je passerais toute ma vie en prison. Je vous le dis en âme et conscience, je n’ai pas un centime, je n’avais pas d’avoirs ni les moyens ni autre chose, je ne sais pas comment je peux avoir de l’argent à être mis à l’extérieur et en Suisse. Si mon nom est sur cette liste, c’est la fatalité. Je ne peux m’en remettre qu’à la fatalité. Dieu me demande je suis musulman, je suis croyant. Je préfère donner de l’argent pour être libre, que de me voir en prison pour des milliards. La liberté est plus chère que les milliards, plus chère que les milliards. Peut-être qu’il y a plusieurs Abdoulaye Touré, mais moi, le ministre Abdoulaye Touré que je suis, fils de feu Ibrahima Touré et de Mawoulen Touré, médecin de profession, n’a jamais eu de compte à l’extérieur, en dehors du fait qu’il était à New York, quand il a quitté New York, le compte a été éteint. Il était représentant permanent. Pas un seul compte à l’extérieur.


Commission d’enquête : Vous n’avez pas d’enfants à l’extérieur ?


Abdoulaye Touré : Si, j’ai des enfants à l’extérieur, le Secrétaire général de la Ligue des États arabes de Chabli Klibi. Qui est mon ami personnel également, qui est à Tunis, et un autre qui est en Allemagne qui était avec l’ambassadeur. Il y a un an et demi, deux ans, tous ont bénéficié de bourses régulières, par le truchement des ambassades.


Commission d’enquête : Vous n’avez pas d’autres questions ? Qu’avez-vous à ajouter ?


Abdoulaye Touré : Qu’est-ce que j’ai à ajouter à ma déclaration ? C’est de dire simplement que la phase que nous traversons est la phase la plus importante de la vie du peuple de Guinée. Nous avons eu des précédents où c’était les mensonges et les intrigues qui triomphaient. Mais le Comité Militaire de Redressement National auquel nous souhaitons le plus grand succès en âme et conscience. Militaire dans l’âme, personnellement, je n’aurais pas été peut-être pas … ici, si j’avais eu la chance de continuer moi aussi dans l’armée. Je l’avais demandé, en tant que médecin à la quatrième brigade du Général Lengoé. J’aime la franchise, j’aime les choses directes, j’aime exécuter ce qui est droit et ce qui est honnête.
Mais la question que vous m’aviez posée précédemment me trouble étrangement et je demanderai au Comité Militairement de Redressement National de bien approfondir et de voir s’il n’y a pas une confusion entre un Abdoulaye Touré que je suis, médecin, et un autre Abdoulaye Touré. Je sais que vous êtes respectueux des droits de l’Homme, vous nous l’avez déclaré. Le… Amnesty est venue, m’a interviewé, je lui ai dit la même chose : le respect des droits de l’Homme, mais quand vous êtes devant une accusation telle que celle-là, vous vous demandez comment faire. Mais je crois en Dieu, c’est tout ce que je peux dire.


Commission d’enquête : D’accord … Euh… sur ce point…


Abdoulaye Touré : Le président Sékou Touré avait beaucoup d’informateurs, il faut beaucoup peser, filtrer ces informateurs. Cela a perdu beaucoup d’hommes, beaucoup d’hommes.

(Fuite dans le prochain numéro)