Le problème de l’Etat guinéen, ce n’est pas qu’il fonctionne mal, c’est qu’il n’existe pas. Et il ne s’agit pas là d’un euphémisme. Regardez autour de vous, vous ne verrez pas l’ombre d’une administration. Nos services ignorent les sacro- saints principes du mérite et du règlement. Ils ne connaissent que le clientélisme, le népotisme et le désastreux travers qui va avec : l’improvisation.

En 1958, profitant de la naïveté de nos paysans et de la lâcheté sidérale de nos intellectuels et de nos militaires, Sékou Touré a kidnappé l’Etat guinéen après avoir privatisé le PDG historique. Il  en a fait un instrument personnel au service exclusif de sa boulimie de pouvoir. Le comble du ridicule a été atteint en 1667 quand notre « Responsable Suprême de la Révolution » a  brisé la hiérarchie militaire en introduisant dans les casernes la fiévreuse démagogie de ses comités révolutionnaires (le camarade caporal donne des ordres aux colonels et aux généraux, c’est quelle armée ça, bon dieu de bon dieu ??? !) Depuis, c’est le règne sans pitié de ce monstre dénommé « Etat personnel » et dont tous nos présidents successifs se sont fort bien accommodés.

Avez-vous remarqué que la Présidence de la République, la maison de tous les Guinéens, s’appelle « Chez Sékou Touré » ? Ce n’est pas symptomatique, ça ?

L’Etat personnel, c’est la forme la plus achevée de la dictature.  C’est l’enfer du peuple, c’est le purgatoire de la nation, mais c’est le paradis du chef. Je nomme et dégomme qui je veux. J’emprisonne où je veux, je tue quand je veux. C’est le pouvoir absolument absolu parce que c’est le règne d’une personne dont les caprices font office de loi, d’un unique individu  qui a en main toutes les manettes de l’Etat.  Aucun garde-fou, aucun filet de sécurité, aucune forme de contre-pouvoir pour limiter les abus pourtant inhérents à tout gouvernement, fût-il aussi démocratique qu’en Norvège ou en Suisse.

Les Guinéens ont oublié d’instituer et je vous assure qu’ils n’ont pas fini de s’en mordre les doigts. C’est du suicide collectif que de confier tous les pouvoirs à un individu. Si j’en avais les moyens, je graverais cette phrase dans la tête de tous les Guinéens surtout dans celle des générations montantes : Le pouvoir d’un, c’est la mort de tous. 

Depuis l’Indépendance, le président guinéen nomme à sa discrétion tous les hauts fonctionnaires et cela ne révolte personne. Il fait de qui il veut un préfet, un gouverneur, un commissaire de police ou un ambassadeur. On s’étonne après cela que notre administration ne soit qu’une sordide affaire tribalo-familiale.

Dans un Etat normal, les hauts fonctionnaires sont des professionnels qui sont formés pour ça et qui doivent exercer leur beau métier en dehors de toute considération politique. On doit les regrouper selon leur corps et les noter selon leur mérite : le corps des ambassadeurs, le corps de l’administration centrale (gouverneurs, préfets, sous-préfets, fonctionnaires territoriaux), corps de la justice, le corps des officiers, le corps de la police etc. Muni chacun de sa classe, de son grade et de son échelon, ces technocrates purs et durs, ces garants de la continuité de l’Etat, doivent exercer leur job à l’abri de toute pression quelle que soit la tendance politique du président en exercice. On pourrait pour ce qui est des ambassadeurs tout au moins, accorder au président de la République le privilège de nommer à sa discrétion 5% d’entre- eux, à condition qu’ils cessent leur fonction le jour même où le président qui les a nommés termine son mandat.

Inutile d’aller plus loin, Guinéens ! Tels que nous sommes partis, nous ne pourrons produire que ce nous avons déjà produit : des tyrans cruels et stupides, des prisons politiques, des enfants mal nourris, mal éduqués et mal soignés.

Arrêtons, tout, Guinéens ! Commençons par créer un Etat !

                                                                         Tierno Monénembo