La mort de Nadine Barry ne laissera personne indifférent. Ses amis vont pleurer la perte cruelle d’un être attachant, intelligent et digne. Ses ennemis vont se sentir obligés d’admirer une femme fidèle, pleine de courage et de talent. Dans un pays où depuis longtemps, les élites ont disparu (les intellectuels dans le crétinisme, les militaires dans la lâcheté ; les commerçants dans l’affairisme le plus vil, les prêtres et les marabouts, dans le culte du pouvoir terrestre) il est réconfortant de réaliser que nous avons eu une compatriote comme celle-là.

Et pourtant, rien ne prédestinait cette Guinéenne remarquable à croiser notre chemin, à plonger jusqu’au coup dans l’histoire chaotique qui est la nôtre. Née d’un père médecin vétérinaire en Dordogne (France), ce petit bout de femme énergique et futé avait tout pour mener une vie paisible, une vie bien remplie loin de l’Afrique, de sa misère endémique, de ses cruels dirigeants, de ses guerres insensées, de ses camps de concentration. Rien, sinon la magie de l’amour.

C’est au début des années 60 et dans un amphithéâtre de la Sorbonne qu’elle rencontre Abdoulaye Djibril Barry, un jeune et brillant étudiant en droit comme elle. Le coup de foudre est mutuel, le mariage immédiat. Evidemment, la jeune Nadia était loin de se douter qu’en épousant un homme, elle épousait aussi un pays et une cause, une cause désespérée, c’est bien le cas de le dire. Elle arrive à Conakry en 1963, pimpante et pleine de rêves dans les bras de son mari. Sékou Touré a déjà beaucoup déçu mais l’idée d’une Guinée fraternelle, indépendante, promise à un bel avenir est toujours là. Et tous les deux, ils descendent de l’avion au bon moment : le pays a besoin de cadres. Abdoulaye Djibril Barry est bombardé Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et elle  trouve un prestigieux emploi au bureau des Nations Unies.

Mais comme chacun le sait, très vite, l’enthousiasme national va virer au cauchemar, le héros  Sékou Touré, « l’homme du 28 Septembre » va dégénérer sous les traits d’un homme cruel et mesquin, d’un dirigeant notoirement incompétent, d’un tyran assoiffé de sang. En 1972,  Abdoulaye Djibril Barry est arrêté alors qu’il tentait de s’échapper du pays, devenu un véritable enfer. Il est nuitamment exécuté et enterré quelque part, en pleine brousse.

C’est ce choc-là qui fera de Nadine Barry un écrivain, c’est cette ignominie-là qui fera d’elle l’infatigable combattante des droits de l’homme que nous avons connue. De la disparition de son mari à sa mort, elle consacrera son énergie et son talent à retrouver les restes de celui-ci et à lui offrir une tombe digne d’un être humain.

 Cette femme qui avait le goût des mots, cette écrivaine à la plume fine nous laisse l’une des œuvres les plus consistantes de la littérature nationale. Elle nous laisse aussi un bel exemple de bravoure et de probité morale. Elle a été fidèle jusqu’au bout, fidèle à son mari, fidèle à ses idées, fidèle à ses convictions. Elle n’a jamais baissé les bras. Elle s’est battue toute seule et contre vents et marées jusqu’à retrouver le trou où l’on avait jeté son mari et à lui aménager une tombe digne de ce nom dans la cour de son domicile. Les Guinéens se souviennent de ce jour où, à Paris où il se trouvait en visite officielle, elle refusa de serrer la main de Sékou Touré, où munie du portrait de son mari elle lui demanda sans retenue ce qu’il avait fait de celui-ci.

 Nadine Barry nous laisse implicitement un testament : nous devons honorer nos morts (honorer les morts est le premier indice de la civilisation humaine). Certes, les disparus du Camp Boiro, nous n’avons pas le pouvoir de les ressusciter ni les moyens de pousser leurs bourreaux au repentir. Mais nous pouvons retrouver leurs fosses communes, nous pouvons leur élever des stèles au Camp Boiro et au Pont des Pendus. Ce devoir sacré ne revient pas seulement aux parents de nos martyrs, il incombe à tous les citoyens puisque de ce côté-là aussi, nous n’avons rien à attendre de nos dirigeants.

Il est temps de redonner au Guinéen son visage humain et de restituer à notre pauvre pays sa dignité perdue.

Tierno Monénembo