Après ‘’Veuvage féminin et sacrifices d’animaux aux Fouta Djalon’’,  et ‘’Pulaaku, le code d’honneur des Peuls’’, Yassine Kervella-Mansaré nous arrive cette fois avec ‘’La Condition peule hier et aujourd’hui, étude comparative de communautés : Guinée et Tchad’’. Dans ce nouvel ouvrage, la jeune anthropologue, qualifiée sur la liste d’aptitudes aux fonctions de maître de conférence et chercheure associée au centre de recherche bretonne et celtique et au laboratoire d’études et de recherche en Sociologie à l’Université de Bretagne occidentale (France) où elle est également chargée de cours, dresse cette fois un parallèle entre les communautés peules de Guinée et du Tchad. Qu’est-ce que les unes et les autres, au-delà du temps et de l’espace, conservent-elles encore de leur patrimoine commun originel et qu’est-ce qui les distingue ? Ce sont là les questions auxquelles Yassine Kervella-Mansaré répond dans ce nouveau livre publié par les Editions l’Harmattan. Et dont elle dévoile quelques éléments dans cet entretien avec notre rédaction.

Yassine Kervella-Mansaré, vous êtes auteure du livre intitulé « La Condition peule hier et aujourd’hui, étude comparative de communautés : Guinée et Tchad ». Pourquoi avoir choisi de retracer l’évolution de la condition peule ?

Pour contextualiser les choses, il convient de noter que ce livre fait suite à deux autres études que j’avais faites en Guinée respectivement sur le veuvage féminin et le sacrifice d’animaux au Fouta Djalon à l’occasion des deuils, d’une part, et sur le Pulaaku comme ensemble de pratiques morales caractérisant l’identité ethnique des Peuls, d’autre part. Dans un second temps, après avoir publié ces deux études aux éditions de L’Harmattan, j’ai décidé d’élargir la perspective en allant à la rencontre d’autres Peuls hors de la Guinée. Je me suis rendue au Tchad où j’ai fait un long séjour de presqu’une année.  Je me suis également informée des traditions du Cameroun et du Mali. J’ai alors comparé les habitudes de vie de quatre groupes caractéristiques : les sédentaires, les semi-sédentaires, les nomades et les semi-nomades. Mon intention était de comprendre ce que ces quatre groupes ont conservé de leurs pratiques ancestrales mais aussi quelles sont les différences qui sont apparues au cours des siècles. Il faut comprendre que les Peuls constituaient dans un lointain passé une communauté unique. Au fil du temps et de parcours migratoires distincts, ils se sont répartis dans plusieurs régions de l’Afrique subsaharienne. Il était donc intéressant de savoir ce qui, dans les groupes étudiés, pouvait révéler un patrimoine commun, et ce qui procédait d’acquisitions locales. Je voulais d’autant mieux approfondir ces questions que c’était le thème de ma thèse doctorale.

En effet, il ressort de votre ouvrage que c’est aux 13ème et 14ème siècles, que la communauté peule, initialement regroupée dans le Fouta Toro (actuel Sénégal) a commencé à se disperser à travers le continent africain. Aujourd’hui, elle se trouve repartie dans une trentaine de pays. Qu’est-ce que les sous-groupes ainsi disséminés dans tous ces pays gardent aujourd’hui de leur patrimoine commun originel ?

Pour répondre à cette question, je vais tout d’abord faire appel au « Pulaaku », concept développé dans un de mes précédents livres. Ce terme, je ne le connaissais pas quand j’étais en Guinée. Même si je connaissais cependant les normes et codes qui se rapportent à lui. Du coup, c’est au Tchad que je l’ai découvert quand j’y étais en 2013 dans le cadre de mes enquêtes ethnographiques pour ma thèse doctorale. Au Tchad, les Peuls sont en majorité nomades, même si on en trouve aussi qui sont semi-nomades et semi-sédentaires. Mais au-delà de ces sous-groupes, il y a ce Pulaaku qui renvoie à un ensemble de règles et de codes auxquels tous ceux qui se réclament de la communauté peule s’identifient.

Un autre point qui est à mettre en évidence est le lien avec les bovins, donc avec l’élevage, car à l’origine les Peuls sont essentiellement concernés par le pastoralisme. Au point qu’aujourd’hui encore, on peut rencontrer des personnes qui, sédentaires ou nomades, continuent à s’identifier à l’ancienne vie de leurs ancêtres en tant que Peuls éleveurs.  D’ailleurs, même de nos jours, au Fouta Djalon, il n’est pas rare de rencontrer des gens qui, en vous saluant vous disent : ‘’On djaarama, bhewgourèden é naydhin nö è djan » (Bonjour, la famille et les bœufs se portent-ils bien). Personnellement, je trouve très intéressant de souligner ce lien. La mémoire collective ne l’a pas oublié, bien au contraire.

Quels sont les principaux traits distinctifs que l’on peut remarquer entre les groupes vivant en Guinée et au Tchad ?

Globalement, il y a déjà le fait que les Peuls en Guinée se sont sédentarisés depuis plusieurs siècles. Tandis qu’au Tchad beaucoup sont encore des nomades, comme c’est le cas de ceux qu’on appelle là-bas les « Wodaabe ». Automatiquement, la façon d’occuper l’espace n’est pas la même, ni d’enchaîner les occupations journalières. Quand on entre dans les détails, on peut observer que le mariage n’est pas célébré de la même manière chez les Peuls sédentaires qui se sont islamisés en Guinée et chez les nomades du Tchad.  Chez les sédentaires il y a ainsi ce qu’on appelle ‘’le mariage préférentiel ». Pourquoi ce mariage ?  Parce que tout simplement il y a l’endogamie qui est pratiquée. L’endogamie, c’est quand on se marie entre soi au sein de la même communauté ou du même groupe. Elle est beaucoup pratiquée par les Peuls sédentaires en Guinée ; et c’est souvent le choix des familles qui prévaut, avant celui des futurs époux. Au Tchad, c’est différent.  Les filles choisissent les hommes lors d’une danse exécutée par ceux-ci, danse qu’on appelle le « Geerewol ». C’est une danse de séduction, au sens où les garçons cherchent à se valoriser par des maquillages et des ornements vestimentaires. Les filles célibataires les regardent, puis elles se dirigent à la fin vers un jeune berger qui leur aura plu. L’union peut durer une nuit ou une éternité.

Quelle est votre posture en tant qu’anthropologue et surtout en tant qu’anthropologue peule ?

Pour résumer, je dirais que je suis une anthropologue du dedans mais aussi du dehors. Parce que j’ai choisi de faire de l’anthropologie du proche, j’ai choisi d’étudier mes semblables. De fait, je suis née et j’ai grandi en Guinée, dans le Fouta Djalon (Mamou) précisément. Si j’ajoute à tout cela le fait que jusqu’à 19 ans, j’ai reçu une éducation peule et que ma langue maternelle est le pulaar, vous comprendrez que le sujet d’étude ne m’est pas extérieur. C’est donc là une première posture. Mais d’un autre point de vue, en tant qu’anthropologue africaniste ayant reçu ma formation universitaire en France, j’ai tendance à me définir aussi comme une anthropologue du dehors. Et cette double posture m’aide beaucoup. Quand j’ai été sur le terrain tchadien pour mes enquêtes ethnographiques dans le cadre de ma thèse doctorale, j’ai trouvé que cette double posture était très bénéfique pour moi.

Dans quelle mesure vous identifiez-vous à la communauté peule ?

Je ne suis pas dans le militantisme du monde peul. Disant cela, je ne porte bien sûr aucun jugement de valeur sur ceux et celles qui revendiquent ce militantisme-là. J’essaie vraiment de dissocier les choses. Le militantisme est une affaire d’opinion. L’anthropologie propose plutôt des explications qui tendent à l’objectivité. Disons que je suis une ethnographe de terrain. En tant que telle, je ne parle ni de moi, ni de ma famille et ni de mon éducation. J’essaie de collecter le maximum de matériaux, comme on le dit dans notre jargon, pour pouvoir faire une analyse des usages et des mœurs des Peuls.

Peut-on, en tant qu’anthropologue, observer objectivement sa propre communauté ?

Je comprends le bien-fondé de votre question. Et le risque de biais que vous sous-entendez n’est pas à nier. Dans mon cas, je dirais que le thème de mon étude s’est imposé à moi. Pour vous dire vrai, il me vient de mes souvenirs d’enfance.  Souvenirs que je dois surtout à ma mère ainsi qu’à ma grand-mère. Pendant toute mon enfance, ma grand-mère n’a eu de cesse de me dire « Yassine, tu descends de l’Almamy Boubacar Biro Barry, tu as quelque chose de lui ». Et puis, elle m’emmenait partout (baptêmes, mariages…) Sauf qu’elle n’aimait pas que je lui pose trop de questions, elle me disait souvent que ce ne sont pas des questions qu’une enfant de mon âge doit poser. Et ces questions demeurées sans réponses sont d’une certaine façon à l’origine de ma prédisposition à m’y intéresser maintenant avec les méthodes de l’anthropologie. Ça part donc d’une curiosité qui n’a pas été satisfaite.

In ledjely.com