En 1957, par un simple décret ministériel, la Guinée, la première, abolissait la chefferie traditionnelle. J’avais dix ans et j’en garde un souvenir impérissable. J’avais applaudi malgré mon jeune âge. Nous vivions l’époque du marxisme triomphant où il était de bon ton d’applaudir ceci et de dénigrer cela. Pour avoir lu Le Capital en diagonale, nos élites appliquaient alors aveuglément à leur société les analyses que les disciples du socialisme scientifique avaient menées en Allemagne, en Angleterre, en Russie et ailleurs. Nos chefs coutumiers reconnus jusque-là comme les ferments de notre culture et les vénérables figures de notre histoire, revêtaient soudain le sale boubou du rétrograde, le bonnet avilissant du valet de l’homme blanc. Outre la grande masse des séditieux, cette descente en flammes de notre bonne vieille seigneurie – du passé, faisons table rase ! – impliquait aussi d’éminents hommes de culture comme Jacques Rabemananjara. Ecoutez ce que disait le poète malgache après le fameux décret de Fodéba Keïta, alors ministre de l’Intérieur de la Guinée Française : « L’un des bastions du régime [colonial], son artillerie lourde, celle qu’il n’engage que dans les circonstances graves, s’appelle la féodalité africaine…La France… ne cesse, en dépit des plus éloquents préambules constitutionnels, de favoriser, de toutes les façons, occultes ou ostensibles, une institution anachronique, la plus antidémocratique qui se puisse imaginer : le maintien, la multiplication et la protection des Glaoui au petit pied… Rendons hommage à M. Sékou Touré qui a vu clair en balayant cette chefferie. La liquidation de cette féodalité lui a permis le 28 septembre de prendre l’indépendance de son pays. Rien n’est plus vrai. Sékou Touré eût partagé le sort de Bakary Djibo, s’il n’avait pas su démanteler, pulvériser à temps le cadre vermoulu des notables impopulaires et rétrogrades”
On sait aujourd’hui le gouffre dans lequel cette option révolutionnaire a conduit la Guinée. Nous nous garderons cependant d’adresser un quelconque reproche à l’auteur de Sur les marches du soir auquel nous devons tant et qui n’a fait que reprendre à son compte une antienne chère à sa génération. Enhardis par leurs lectures, nos intellectuels n’avaient alors, qu’une seule idée en tête : trouver des Capet à guillotiner et des Romanov à trucider quitte, comme cela arrive souvent aux révolutionnaires, à absoudre des fripouilles et à crucifier des innocents.
Impopulaires et rétrogrades, nos chefs ? Voire. Certes, il y a eu ça et là des Glaoui au petit pied mais aussi on l’oublie souvent, d’authentiques Mohamed V aussi bien par leur dignité que par leur courage, leur clairvoyance, que leur patriotisme. L’histoire officielle a volontairement tu que Sékou Touré en 1958, avait bénéficié du soutien des chefs traditionnels les plus marquants dont certains d’ailleurs, se firent élire députés de son groupe parlementaire après la suppression de leurs privilèges. Et quoi qu’il en soi, les postures révolutionnaires et les discours enflammés ne doivent pas nous ôter ceci de l’esprit : Qu’ils s’appellent Béhanzin ou Ousmane Dan Fodio, Lat Dior Diop ou El Hadj Omar, Samory Touré ou Alpha Yaya Diallo, ce sont nos féodaux et personne d’autre qui ont résisté à la pénétration coloniale. Rappelons aux nouvelles générations que pour le prix de leur bravoure, Béhanzin fut déporté en Martinique, Samory Touré, au Gabon et Alpha Yaya Diallo, en Mauritanie. N’empêche que nos idéologues de mauvais aloi ont réussi leur coup : coller à nos chefs coutumiers- à tous nos chefs coutumiers ! – cette imagé de fantoches et de rétrogrades que les années auront du mal à effacer. Dans leur tête saturée de marxisme, la tradition, cette branche pourrie devait être coupée pour que l’arbre Afrique reverdisse. Eh bien qu’en est-il depuis qu’ils ont élagué le mauvais rameau ? En Guinée, puisque c’est là que l’expérience a commencé, cela a donné cette société sans forme et sans contenu en laquelle plus personne ne se reconnaît. Il m’arrive avec un pincement de jalousie de comparer mon pays dévertébré au Burkinna Faso. Comment se fait-il que ce dernier, enclavé, ethniquement plus divers et fort peu doté par la nature ait plus de sens, plus de vitalité que le mien ? A cause du Moro Naba, pardi ! Tout réactionnaire qu’il soit, le roi des Mossis sait écouter son peuple et se faire écouter de lui, cela, bien au-delà de sa communauté d’origine. Vénéré par son ethnie, il l’est aussi par les Peuls, les Mandingues, les Sénoufos et les Gourounsis. Ce vieux rétrograde assure au Burkina tout entier une harmonie-en dépit des malheureux évènements intervenus récemment- que la Guinée aura du mal à retrouver. Et pour cause, il possède deux qualités qui manquent aux satrapes qui nous gouvernent : la légitimité et le discernement.
Tierno Monénembo