L’opinion publique n’existe pas écrivait Pierre Bourdieu dans un texte fondateur publié en 1973. Cet intitulé questionnait le fonctionnement, la pertinence et le degré de représentativité des sondages apparus au cours du XXe siècle.
En effet dès la fin du XIXe siècle, l’évolution des démocraties libérales et l’organisation des masses participent à la naissance du citoyen et du consommateur. Max Weber dans Le Savant et le Politique (1919) définit les partis politiques comme « les enfants de la démocratie […] “ qui contribuent” à organiser les masses ».
Il poursuit son analyse fondatrice dans Economie et Société (1922) considérant l’État légal et le parlementarisme comme les fondements du développement des partis politiques. Dès lors, la démocratie libérale et représentative conforte la nécessité pour les politiques de connaître (et maîtriser) autant leur électorat que « l’opinion publique », c’est-à-dire les thématiques auxquelles les citoyens-consommateurs s’intéressent, afin d’orienter les masses et prédire leur comportement d’achat.
L’explosion des sondages
La montée des classes moyennes, le relâchement des sentiments d’appartenance aux groupes ainsi que la diminution des valeurs et pratiques religieuses participent à l’émergence d’une société matérialiste et expliquent en partie la progression de la volatilité électorale. Dès 1950, le modèle consumériste et le culte de la rationalité participent à percevoir le vote comme un comportement d’achat, guidé par un choix rationnel (qui montre ses limites) ce qui favorise son étude à partir d’une approche économique.
Cette problématique explique l’explosion de l’usage des sondages et des enquêtes d’opinion depuis les années 1960.
Leur évolution quantitative dans le cadre des élections présidentielles en France est d’ailleurs impressionnante et significative. Ainsi, leur nombre passe de 193 en 2002, à 293 en 2007 et 409 en 2012. Pour les élections présidentielles de 2017, les chiffres montent à 560. Le numérique favorise aussi l’accès aux données personnelles des consommateurs. Les sondages en ligne sont également apparus offrant un coût réduit, ce qui a favorisé l’augmentation du nombre d’enquêtes d’opinion.
Data Brokers, opinion publique et opportunités politiques
Sur ce marché sont apparus les data brokers, des entreprises qui achètent les données des consommateurs de toutes sortes et les revendent. L’on se souvient du scandale de Cambridge Analytica et de l’usage des données dans l’élection présidentielle des États-Unis en 2016.
L’objectif était d’envoyer du contenu ciblé sur les réseaux sociaux aux électeurs les plus chancelants, susceptibles d’adhérer aux thématiques de Donald Trump. Ces campagnes ultra-ciblées ont permis à Donald Trump d’arriver en tête dans les États charnières, et d’emporter l’élection à l’échelle du pays, alors justement que les sondages le prédisaient perdant.
Alors que l’on pensait l’usage de la monétisation des données réservé aux données sur la consommation, les données publiques sont également utilisées à des fins politiques et partisanes dans le cadre des élections.
Localiser l’électeur
Les connections, les mots clefs mais également les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et les résultats électoraux peuvent légalement être utilisés par les data brokers pour cartographier un territoire donné.
Peu importe l’échelle, ils sont en mesure de connaître de manière très précise le profil de l’électeur, et même (surtout) de le géolocaliser. Il s’agit là d’une arme redoutable pour rentabiliser le temps passé sur le terrain, en ciblant le territoire de campagne et en adaptant messages et actions à chaque quartier. Tout ceci, à partir des données électorales en libres accès à la préfecture pour tous les citoyens résidents dans le département.
Les données Insee sont communiquées à l’échelle communale, et infra-communale pour les villes (Ilots Regroupés pour l’Information Statistique ou IRIS). Les données électorales (résultats, inscrits) sont disponibles à l’échelle communale et infra-communale (bureaux de vote). L’IRIS et le bureau de vote ne recoupent pas le même territoire. Certaines applications croisent les données électorales et socio-démographiques par exemple Poligma. Aujourd’hui, grâce à l’intelligence artificielle, ces créateurs de logiciels permettent aux candidats d’adapter la réalité socio-économique d’un quartier à la réalité politique.
Rentabiliser des données apparemment anodines
Pour organiser un meeting, ou un porte à porte, il permet de connaître précisément le profil des électeurs d’un quartier pour adapter son discours ou rentabiliser ses déplacements de campagne.
Opportunité ou menace pour la démocratie ? Le marketing politique utilise un levier psychologique très présent sur les réseaux sociaux : la charge émotionnelle qui permet de gérer « un phénomène émotionnel majeur » et « vivre collectivement les émotions » (Emile Durkheim). Pensons ainsi à #Notredameparis.
Mais pour émouvoir son électorat, il faut le connaître.
Les données permettent d’obtenir une connaissance précise, juste et immédiate de l’électeur et donc de ses problématiques. Les données et les listes électorales sont des fichiers Excel : aux équipes de campagne et aux consultants à en tirer les informations, le message et sa valeur ajoutée.
La question qui demeure concerne la vision politique des personnes qui les utilisent. Après étude des mêmes données, si complètes soient-elles, les conclusions politiques du candidat resteront marquées et guidées par son positionnement sur l’échiquier politique. Le projet politique de chacun et la singularité de leurs messages, de leurs thématiques, comme de leur électorat-cible, permet d’assurer une pluralité d’expressions politiques.
Par exemple, constatant le faible taux de participation au premier tour des élections municipales de 2020, le maire sortant d’une grande ville de France va cibler les quartiers où la population est la plus récemment installée car il n’est pas connu de ce public et veut se faire connaître de lui. En revanche, fort de ces données qualifiées, le candidat outsider, va davantage se concentrer sur les quartiers où la population est la plus ancienne ; les quartiers qui cristallisent soient des sentiments favorables, soit un profond rejet du maire sortant. Son objectif à lui, sera de capitaliser sur le rejet de l’équipe municipale en place.
Depuis quelques années les logiciels Explain (anciennement LMP), ou les entreprises plus récentes Quorum et Poligma permettent de segmenter l’électorat et d’identifier les cibles du candidat.
Cette approche met en lumière une vision libérale de la démocratie conceptualisée comme un marché à travers les comportements d’achats des électeurs. Quelle place accorder à la mobilisation idéologique des électeurs au regard de la prééminence des besoins immédiats de l’Homo œconomicus ?
L’élection est-elle un marché comme un autre ?
Ce postulat, déterminé par une vision utilitariste de la chose politique, tend à fixer l’électorat comme quantifiable et surtout inamovible.
Mais l’électorat est-il figé et l’individu peut-il se résumer à sa consommation ?
Cette vision n’est pas sans rappeler la théorie si controversée du public choice de James M. Buchanan et Gordon Tullock parue en 1962 dans l’ouvrage The Calculus of Consent : Logical Foundations of Constitutional Democracy.
Ces derniers considèrent que l’électorat agit selon les mêmes biais émotionnels et cognitifs du consommateur car l’élection est un marché. Selon cette théorie, l’individualisme guide les choix publics.
Chaque voix est gagnée en échange de quelque chose et l’électeur module son vote en fonction de ce qu’il peut obtenir. En ce sens, les données sur le chômage et l’inflation, la question sociale, prévalent dans l’explication des votes.
Chaque candidat serait un bien que les électeurs s’arrogent en fonction de leurs intérêts personnels immédiats. Pour gagner des voix, les candidats promettent de dépenser l’argent public pour l’intérêt d’une minorité de citoyens devenus électeurs. Chaque projet est évalué en fonction du bénéfice électoral que le candidat en retire. La majorité ne profite pas de ce bien mais devra le financer à travers les impôts alors que le bien bénéficie à une minorité.
En somme, dans une ville de 10 000 habitants, il est à privilégier un axe de campagne qui cible 10 personnes et orienter son discours vers un bénéfice individuel de 1 000 euros qu’elles vont recevoir, plutôt que de s’adresser à 10.000 personnes et justifier un projet politique qui leur apportera un bénéfice de 1 euro.
Vers une nouvelle forme de gouvernabilité
Avec les logiciels de data politique qui renforcent la théorie du public choice, le recours aux données facilite l’achat de voix par les candidats sur le marché des électeurs, grâce aux multiples facteurs qui permettent une discrimination précise de la population.
D’un côté, l’étude des datas disponibles modifie le projet politique du candidat, et le récit idéologique qui le sous-tend.
De l’autre, leur précision pourrait permettre de résoudre la crise démocratique qui repose sur la méconnaissance du terrain régulièrement sanctionnée par les électeurs à travers l’abstention, la volatilité électorale ou encore la montée de la radicalité. La crise de représentation est liée à une autre réalité : les politiques ne connaissent finalement pas leurs électeurs.
Les données créent ainsi une nouvelle norme, celle d’un horizon d’attente immédiat et par extension l’avènement d’une nouvelle forme de gouvernabilité devenue aussi arithmétique qu’algorithmique.
Virginie Tisserant,
Doctorante Histoire de la Politique
(laboratoire Telemme-CNRS),
Aix-Marseille Université (AMU)