Par Kalifa Gassama Diaby, (ancien ministre)
Comment comprendre qu’un peuple qui n’a pas suffisamment de quoi manger, qui n’a pas de routes dignes de nom, pas d’écoles à la hauteur des enjeux du savoir et de la connaissance, pas d’hôpitaux dignes de confiance, pas d’électricité pour tous, pas d’espace d’espérance, ni environnement d’épanouissement démocratique et heureux ? Puisse sombrer si profondément dans la fatalité et la médiocrité les plus désarmantes, puisse se laisser aller dans la haine et la division ethniques les plus vicieuses, Puisse s’installer dans l’asservissement politicien et clanique les plus infamants, puisse se complaire si lâchement dans et face aux injustices les plus insupportables ? Puisse vivre si indignement dans la pauvreté sociale et morale la plus honteuse? Puisse se sentir si à l’aise avec le mensonge politique, intellectuel et social des plus insensés ? Se distinguer si outrageusement dans la corruption morale et dans l’oisiveté, le tout, en se laissant mourir si lâchement dans le désespoir et la misère?
Comment expliquer la surabondance politicienne dans un pays où le peuple a été complètement ignoré, ses besoins humains et sociaux les plus élémentaires et les plus vitaux outrancièrement ignorés à cause de l’incompétence et des enjeux secondaires et narcissiques? Comment expliquer que tant de jeux politiques, tant d’élections, tant de dialogues, donnent si peu de paix, si peu de bonheurs, si peu de dignité, si peu d’épanouissement à un peuple au bord de l’asphyxie et de la décomposition irréversible? Comment expliquer que tant de misérables citoyens aient tant de forces pour se battre entre eux, tant d’énergies pour se vouer autant de haines, d’hostilités infondées, qu’ils aient tant de capacités à s’adonner et à accepter autant de violences stupides et illégitimes ? Comment expliquer qu’un pays si immensément riche ait une population si scandaleusement pauvre et misérable ? Comment expliquer que cette misérable population soit si prompt à jouer les moutons de Panurge, au point de se battre entre eux ( les citoyens) pour garantir aux élites cyniques et détruites par l’hybris, la possibilité de conserver leurs privilèges illégitimes? Comment admettre qu’un État soit capable de s’adonner à tant de violences, tant d’arbitraires et tant d’arrogances contre une population qu’il est sensé protéger, défendre et servir? Comment comprendre l’incompréhensible? Comment expliquer l’inexplicable ? Comment justifier l’injustifiable? si ce n’est pour y voir le processus fataliste et nihiliste d’un lent et triste suicide collectif…
Après soixante-deux ans d’une indépendance dignement et fièrement acquise, accompagnée de l’espérance d’une grande nation qui chérirait la dignité, la liberté et la justice. Une espérance qui fût de courte durée, et voilà la porte de l’enfer ouverte pour un misérable peuple abandonné à lui-même depuis soixante-deux ans.
Soixante-deux ans de pauvreté, de misère, d’arbitraires, d’injustices, de violences d’état, de violences politiques, de violences sociales, de violences économiques, d’arrogance des élites, d’irresponsabilité des gouvernants et des citoyens, de bavardage assourdissant, d’incitations, de manœuvres et de violences inter-ethniques à dessein politique et vénale, de rendez-vous manqués, d’opportunités perdues, de vies cassées, de familles meurtries, de rêves brisés, d’espérances souillées. Soixante-deux ans de mépris et d’abandon du peuple, de mensonges, de politiques spectacles funestes, d’incompétence notoire, de futilités politiciennes, de drames, de tristesse, de douleurs, de peines, de fêlures, de dialogues de sourds, de gabegies outrancières, d’enfantillage, d’immoralités, de cruautés, de complaisance collective, de politisation de l’administration et des commis de l’état, de militantisme ethnique et vénale, de démagogie, de trahison d’une élite arrogante et outrageante, d’inégalités entretenues, d’illégalités encouragées, et d’impunité nourrie et instrumentalisée. Soixante-deux ans de renoncement moral, politique, intellectuel, étatique, populaire, social, économique, de trahison de l’État et des politiques, d’échecs non assumés, de fatalisme social et structurel. Soixante-deux ans de lâcheté d’un peuple complice de son propre asservissement inouï. Donnant ainsi corps à un pays et un peuple sans âme, sans ambitions et sans projet collectif épanouissant et heureux pour chaque guinéenne et chaque guinéen.
Notre pays est devenu un concentré de farces intellectuelles, politiques, sociales et démocratiques. Les uns font semblant de gouverner, il n’en est rien! Les autres semblant de s’opposer , que nenni! Un peuple qui fait semblant de faire société, diantre ! Tous les régimes et tous les gouvernements (passés et présents ) ont évidemment bien travaillé, ont tous bien accompli leurs missions…., nous dit-on. Mais le peuple continue sa descente aux enfers, sans paix, ni pain! Ni coupables, ni responsables face aux malheurs et souffrances qui étouffent ce peuple. S’en remettre à Dieu qui n’y est pour rien, se sacrifier pour survivre ou crever, tel semble être le choix. Nous avons préféré la liberté dans la pauvreté, nous n’avons ni la liberté, ni la dignité, encore moins la fierté d’un pays respecté et respectable. Qui respectera un pays (un peuple) qui ne se respecte pas de par ses faits, ses valeurs et sa vision émancipatrice ?
Je parle du respect en actions, et non des incantations d’une fierté imaginaire qui cache les blessures d’un peuple trahi et abandonné à ses propres démons et cauchemars. Nous vivons dans un foutoir, dans une pétaudière où chacun fait ce qu’il veut, où tout se vaut, tout est possible, tout est imaginable, tout est justifiable. Dans une jungle où chacun doit se débrouiller pour défendre et garantir ses propres intérêts, quel que soit le prix à payer pour le peuple et pour l’intérêt général. Le droit cédant la place aux désirs de la puissance et aux caprices de la frustration. Le peuple et ses besoins vitaux peuvent toujours attendre !
Soixante-deux ans d’engrenages ethnico-politiques et d’affairismes socio-économiques qui nous mettent dans l’incapacité de construire un État digne, un État de droit démocratique, fraternel, égalitaire, qui protège de par ses lois, tous ses citoyens sans distinction et qui procure à tous, les moyens et un environnement de vie digne et honorable. Cette faillite de l’État et par conséquent de la société qu’il est sensé incarner, a mené notre pays dans une corruption morale dévastatrice avec son lot de complicités et de résignations coupables.
Soixante-deux ans de haine du savoir, de l’excellence, du mérite et du travail bien fait, nous placent aujourd’hui dans une situation de grande faiblesse et d’inquiétante fragilité dans un monde de concurrence, de la connaissance et de l’expertise. Tout ce temps perdu à entraîner les guinéens à détruire au lieu de construire ensemble, à haïr au lieu d’aimer, à humilier au lieu de respecter, à soumettre par la violence au lieu de convaincre par l’intelligence et le cœur, à s’accaparer au lieu de partager, à exclure au lieu d’unir. Notre existence s’est désormais résumée à une overdose politicienne, le bonheur et la liberté du peuple attendront. Après tout, ce peuple lui-même ne semble pas très mécontent d’être misérable dans un pays de grandes et diverses potentialités, sur une terre dotée d’immenses richesses, d’être acteur lui-même de manipulations politiques et ethniques obscènes, indécentes, odieuses, cyniques et perverses. Alors pourquoi ne pas continuer ainsi?
A moins qu’un jour nos dirigeants et nos politiciens comprennent que la politique, plus on en fait, moins elle existe dans sa légitimité, plus on en joue, ,moins elle a du sens démocratique, plus on en use, moins elle est utile pour l’intérêt général, plus on la décline, moins elle est efficace pour servir le peuple dans son unité politique et juridique. Ou que le peuple se souvienne qu’il lui suffira de refuser de servir….et d’exiger qu’il soit servi, le voilà libre…enfin, brisant ainsi ses chaines et imposant sa souveraine volonté. A chacun de trouver des réponses à ces questionnements douloureux.
Pour ma part, en tant que citoyen guinéen, je trouve insupportable, honteux, triste et suicidaire que les gouvernants de mon pays ne soient pas capables d’inscrire sereinement et durablement ce pays dans la dynamique d’un État de droit démocratique, soucieux de la stabilité, de la justice, de la paix, du respect strict des droits humains et du fonctionnement démocratique des institutions de la république. A force de jouer avec des crises successives, elles finiront par emporter ce pays un jour, avec le chagrin d’un peuple à qui l’on a tout pris.
La faillite de l’État administratif et des institutions de la République, l’anémie et le dysfonctionnement des corps intermédiaires, la destruction de l’éducation républicaine, la démission (involontaire) des familles, l’irresponsabilité citoyenne. Tous les ingrédients semblent réunis pour ce basculement irréversible. A vouloir garder le pouvoir à n’importe quel prix, ou le conquérir quel que soit le prix à payer, nous aurons un jour un pouvoir sans pays, ni peuple. Après tout, cela dérangerait qui?
En attendant, il reste évident qu’un peuple qui a ignoré son histoire, le sens de son existence, un peuple qui n’a ni projet collectif, ni ambitions de dignité et de grandeur, est un peuple sans avenir, voué à l’asservissement coupable. L’enjeu dépasse désormais les questions politiques et électorales. Il s’agit maintenant impérativement de sauver ce pays de la décomposition, de l’effondrement, de la décadence, du détricotage, de l’idéal citoyen, de la violence et de toutes ces haines entretenues qui pourrissent la vie de ce peuple et assombrissent son horizon heureux, démocratique et républicain. Le sauver dans son unité indissociable, le sauver dans son intégrité intangible. Le sauver par le droit et pour le droit. Le sauver pour la justice et la dignité. Le sauver par patriotisme et par fierté nationale.
Cela passera nécessairement par un inventaire rigoureux et sans concession de l’état réel ( non supposé ou imaginaire) de notre pays, de notre peuple, de notre société, par un véritable processus de réconciliation nationale, à partir desquels (inventaire et réconciliation nationale) il nous faudra redéfinir notre contrat social fondé sur les principes de l’État de droit démocratique, de justice, de liberté et d’égalité républicaine, pour donner sens et corps à notre idéal de nation unie et fraternelle. C’est à ce prix que ce peuple pourra légitimement exiger son droit naturel et absolu au respect et au bonheur. Ensemble, si nous voulons, nous le pouvons.
Il n’est pas encore trop tard, à moins que nos amours propres soient plus importants que l’amour pour de ce pays et de ce peuple, et nos intérêts personnels plus primordiaux de ceux de toute une nation. S’unir sur le droit, la vérité et la justice ou périr dans la violence, la tristesse et la honte. Sans quoi, alors silence, pour que cette nation se suicide en paix! Quel gâchis !
Khalifa Gassama Diaby