L’Eco, le projet de monnaie unique de la Communauté Economique des Etats des Etats de l’Afrique de l’Ouest est en train de diviser au lieu d’unir. La décision de l’UMOA d’adopter l’Eco pour remplacer le Franc CFA n’a pas amélioré la situation. Côté français, un projet de loi, adopté le 20 mai dernier, prévoit une réforme majeure et la disparition du franc CFA à compter du 1er juillet pour les pays membres de l’Union monétaire ouest-africaine. La date a été repoussée, probablement suite à la menace de dislocation de la CEDEAO brandie par certains Etats membres, dont le Nigéria. Nous vous invitons à lire l’alerte sur le risque d’éclatement de l’organisation sous régionale telle qu’elle a été perçue par le Pr. Kako Nubukpo, Doyen de la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de l’Université de Lomé.
Comment réagissez-vous au propos du président nigérian Muhammadu Buhari, qui a exprimé ses craintes à l’égard de l’Éco dans une série de tweets ?
Kako Nubukpo : Le président Buhari a pointé le risque de dislocation de la CEDEAO […]. J’ai applaudi quand les présidents Macron et Ouattara ont annoncé, le 21 décembre dernier, le changement de nom du franc CFA en Eco. A cette époque, nous n’avions pas encore le projet de loi qui modifie le Traité de l’union monétaire ouest-africaine. Finalement, ce projet a été adopté par le gouvernement français fin mai et il est actuellement en discussion à l’Assemblée nationale française ainsi que dans les Assemblées nationales des pays membres de l’UEMOA. A la lecture de ce projet de loi, on s’aperçoit que les changements sont limités au nom de la monnaie, à la fermeture du compte d’opération et au retrait des ressortissants français des instances de l’UEMOA. A la nuance près que, dans le même projet de loi, il est explicitement écrit qu’en cas de crise, la France pourrait envoyer de nouveau ses ressortissants au Conseil de Politique monétaire de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest – BCEAO – en qualité de garant financier de la zone…
Par ailleurs, la flexibilité du taux de change tout comme le régime de ciblage de l’inflation sont deux éléments cruciaux qui ne sont pas réglés par ce nouveau traité, lequel présente l’Eco comme un simple avatar du franc CFA, avec le maintien d’une parité fixe entre la future monnaie et l’Euro. Pourtant, l’Eco est une monnaie destinée à 15 Etats, il ne s’agit plus d’une monnaie du Trésor français avec l’UEMOA. Il faut donc clarifier les contours de cette monnaie de la CEDEAO, dont les principes ont été rappelés le 29 juin 2019 lors du Sommet des chefs d’Etat. L’Eco est une monnaie flexible, attachée à un panier de devises, avec un régime de ciblage de l’inflation alors qu’aujourd’hui, on voudrait nous faire adopter une version différente selon laquelle l’Eco serait toujours attaché exclusivement à l’Euro.
Les déclarations du président Buhari replacent au centre du débat, la difficulté d’une monnaie commune entre les pays de l’UMOA et le géant nigérian qui représente 71% du PIB CEDEAO et 52% de la population…
J’espère que les déclarations du président Buhari ouvriront un vrai débat au niveau des chefs d’Etat, des parlementaires, des chercheurs, de la société civile ouest-africaine et africaine dans son ensemble, concernant les modalités d’une mise en place optimale de cette monnaie […] Il est également légitime qu’il y ait un débat entre économistes pour savoir si la CEDEAO peut devenir une zone monétaire optimale. Il existe deux écoles. La première école, héritière du prix Nobel d’économie, Robert Mundell, plutôt pessimiste, considère qu’une monnaie commune dans la zone CEDEAO n’est pas possible, car certains pays comme le Nigéria sont plutôt exportateurs de pétrole et les autres importateurs de pétrole. De fait, ils sont rarement dans la même phase du cycle économique, ce qui rend difficile l’efficacité de la politique monétaire.
La deuxième école qui est celle de l’endogénéité des critères d’optimalité, considère au contraire que ce décalage permet de garantir la disponibilité permanente des réserves de change, car les cycles haussiers et baissiers se compensent […] J’organiserai d’ici quelques semaines, les Etats généraux de l’Eco à l’Université de Lomé, dans l’objectif de fédérer un collectif de chercheurs qui proposera une feuille de route aux chefs d’Etat. Elle comprendra les modalités de transition du franc CFA à l’Eco, assorti d’un calendrier et de dispositifs de suivi et évaluations des réformes […]
Actuellement nous faisons face à un double test. Au niveau de la France, il s’agit de mesurer sa volonté de tourner la page de la Françafrique et d’établir les bases d’une véritable politique de coopération au développement. C’est ce que j’appelle « le test de sincérité ».
Au niveau des chefs d’Etat ouest-africains se présente le « test de crédibilité », quant à leurs capacités en matière d’action collective pour la mise en place d’une nouvelle monnaie, capable de financer nos économies et de supporter la compétitivité à l’export de nos biens et services.
Quel regard portez-vous sur l’opérationnalisation de la ZLECA, reportée pour cause de Covid-19 : s’agit-il d’un idéal encore lointain ?
Sur le principe, c’est une très bonne idée qui renvoie à une volonté de panafricanisme. Se posent néanmoins deux questions. Premièrement, le degré de solidarité auquel les Etats membres voudront bien consentir. Les pays n’ayant pas tous la même puissance économique, la zone de libre-échange ne pourra se réaliser avec succès, sans des transferts qui permettront aux régions les plus faibles de remonter leur niveau de compétitivité. Cela renvoie à la vision de l’intégration régionale que l’on veut traduire au sein de la ZLECA.
Le deuxième défi repose sur les règles d’origine, car il est primordial que la production africaine nourrisse le marché africain. Le contenu local des produits doit être au moins supérieur à 60%. Si la ZLECA n’est qu’un marché supplémentaire permettant aux pays du reste du monde, d’envoyer leurs surplus vers l’Afrique, ça ne règlera pas nos problèmes dont les solutions reposent largement sur la transformation locale des matières premières, vectrices de création d’emplois et de revenus, notamment pour les jeunes.
Alors que le continent parie sur un leapfrog technologique, comment appréhendez-vous l’apport du digital dans la création de valeur en Afrique ?
Il faut sortir du fétichisme du « tout numérique ». L’enjeu ne repose pas sur les innovations technologiques en Afrique, qui ont encore un impact essentiellement micro-économique. Il faut que le numérique s’inscrive dans la trajectoire technologique africaine, ce qui suppose que les Etats africains seuls ou ensemble, développent de grands projets de recherche et d’innovation. A défaut d’une vision claire, l’Afrique sera comme dans tous les autres domaines, consommatrice de produits conçus à l’étranger […] Les choses ne tombent pas du ciel, il faut des moyens financiers et une vision portée par les pouvoirs publics ainsi que des capacités techniques de mise en œuvre, des modalités de suivi et évaluations, mais il faut surtout, rechercher l’intérêt général. Ce qui vaut pour le numérique se vérifie dans chaque secteur d’activité économique.
Cela renvoie aux principes développés dans votre livre « L’urgence africaine, changeons le modèle de croissance ». En substance quels sont les axes stratégiques inscrits dans le processus de croissance que vous défendez pour l’Afrique ?
Il existe 5 axes stratégiques selon moi. Premièrement, le travail qui renvoie à la question démographique en Afrique : Comment mettre nos jeunes au travail ? Cet aspect implique la politique de formation et son adéquation avec le marché de l’emploi. Le deuxième axe est celui de la disponibilité en capitaux. Il nous faut en particulier lutter contre l’évasion fiscale qui représente chaque année près d’une centaine de milliards de dollars, c’est-à-dire bien plus que l’aide publique au développement. Le troisième axe renvoie au progrès technique et le quatrième axe relève de la gouvernance. C’est devenu un marronnier, mais sans bonne gouvernance, le gaspillage des richesses se poursuivra. Cela implique un renforcement de la lutte contre la corruption, des suivis plus stricts des procédures de passations de marchés, mais aussi l’introduction d’un contrôle citoyen de l’action publique. Enfin, le dernier axe repose sur les institutions et la capacité pour l’Afrique de se doter d’un narratif spécifique par rapport au reste du monde. Avec la Route de la Soie, les Chinois ont un narratif très fort, mais on attend toujours le narratif africain. Qu’est-ce que l’Afrique peut apporter au reste du monde ? Comment se définit-elle ? Comment compte-t-elle s’imposer comme puissance ?
Comment partager un narratif avec le monde, avec si peu de voix africaines au sein des institutions internationales ?
Selon moi, les gens viendront chercher les Africains lorsque le continent sera devenu une puissance économique. A défaut, les Africains nommés à des fonctions de haute responsabilité seront considérés comme des « potiches », car les décisions resteront dans les mains de ceux qui possèdent cette puissance économique et militaire. N’inversons pas la perspective. La Chine est respectée, car elle a réussi sa transformation économique et non pas parce que les Chinois ont occupé de grands postes à l’international. La question de représentativité est souvent un faux débat. Ce qui changera l’Afrique, c’est l’enclenchement de son processus de transformation structurelle.
Revenons à l’actualité sanitaire : quel regard portez-vous sur la gestion de la Covid-19 en Afrique et sur les prospectives alarmistes des observateurs internationaux ?
L’Afrique a été présentée d’emblée comme le continent-catastrophe qui allait enregistrer des millions de morts. Force est de constater que les Africains souffrent davantage de la crise économique que de la crise sanitaire aujourd’hui. L’Afrique enregistre 1.6% des décès liés au Coronavirus dans le monde, alors que le continent représente 17% de la population mondiale. Les « afropessimistes » devraient faire leur mea culpa et entamer leur aggiornamento.
Ceci dit, la Covid-19 a révélé les angles morts du développement africain, en particulier en matière d’objectifs de développement durable comme la santé et l’éducation. La pandémie devrait nous permettre de comprendre qu’il n’y a pas de développement sans système de santé digne de ce nom.
N’y a-t-il pas eu une forme d’hystérisation du débat autour du coronavirus ?
Effectivement. La spécificité de cette épidémie repose sur son aspect mondial qui provoque un effet de loupe. Servons-nous de la Covid-19 pour renforcer nos infrastructures de santé qui seront utiles pour toutes les autres maladies. Cela étant, il est vrai que le drame des migrants est entouré d’un silence assourdissant, alors qu’il a été beaucoup plus meurtrier que la Covid-19 en Afrique. Il en va de même pour le paludisme dont les travaux sur la recherche d’un vaccin n’avancent pas beaucoup… Néanmoins, je suis très optimiste sur la capacité de l’Afrique de se servir de cette pandémie pour rebondir. C’est d’ailleurs dans cette optique que j’ai coordonné un appel intitulé « Pour sortir plus forts ensemble » avec une cinquantaine de chercheurs, d’intellectuels et d’artistes.
Quel regard portez-vous sur l’apport de la diaspora africaine en matière d’investissement sur le continent ?
Le rôle de la diaspora n’est pas de « développer » l’Afrique, son rôle s’inscrit davantage dans des considérations micro-économiques. Si je décide d’envoyer de l’argent à ma famille, c’est pour que mes parents aillent mieux. Il appartient à ceux qui sont sur le terrain de construire leurs propres projets, en fonction des ressources de leur pays. On ne peut pas demander à des individus qui envoient de l’argent à leur famille de concevoir des politiques de développement à la place des Etats. Chacun doit prendre sa part.
Propos recueillis par Marie-France Réveillard