La jeunesse de la population, les modes de vie et le faible taux de pathologies aggravantes devraient protéger le continent d’une montée en flèche de la pandémie.
Des prévisions catastrophistes qui ne se réalisent pas. Une maladie qui accélère sa progression, mais reste bien moins mortelle que sur les autres continents. Quatre mois après l’arrivée des premiers cas de Covid-19 en Afrique, la menace d’hécatombe promise par les modèles mathématiques ne s’est pas concrétisée, ce qui singularise ce continent où le nouveau coronavirus se comporte différemment du reste de la planète.
En France, 1 personne sur 4 000 a été touchée. Elles sont trois fois plus aux Etats-Unis quand, sur le continent africain, les contaminations restent pour l’heure dix fois moindres quatre mois après la détection du premier cas. Le cap des 370 000 malades, franchi dimanche 28 juin, trahit certes une nette accélération de la diffusion du virus en signant un doublement des cas en vingt et un jours.
Mais cette flambée est tirée par quelques zones, dont l’Afrique du Sud. Dans ce pays qui se dissocie totalement de la situation générale du continent, la situation s’aggrave rapidement, au point que l’Afrique du Sud cumule, à elle seule, un tiers des contaminations du continent et un quart de ses morts. Ailleurs, le décompte est bien moins macabre, d’autant que l’Afrique, qui abrite 17 % de la population mondiale, ne compte que 2 % des morts.
Bien sûr, il faudrait ajouter à ces décomptes formels de nombreux « cas invisibles », « une population jeune, touchée par des formes légères, qui ne consulte pas et guérit seule après quelques jours de fièvre », décrit Moumouni Kinda, le directeur des opérations de l’ONG Alima. En revanche, difficile d’argumenter sur l’absence de tests qui, du Cameroun à l’Afrique du Sud, en passant par le Maroc, sont beaucoup plus disponibles qu’ils n’ont pu l’être en France durant le pic épidémique.
Moins de 10 000 décès
Ainsi, même en ajoutant des cas non documentés aux données officielles, on resterait loin de la montée en flèche qu’ont connue la France ou l’Italie. Cette courbe très pentue ne devrait pas se retrouver en Afrique si l’on en croit la directrice de l’Institut Pasteur au Cameroun, Elisabeth Carniel : « Nous sommes sur des schémas de progression du virus très différents de ceux qu’ont connus l’Europe ou les Etats-Unis. En dépit d’un nombre de cas qui augmente plus rapidement que dans les mois précédents, nos courbes ne ressemblent en rien à celles des autres continents. »
Cette spécialiste de médecine tropicale a pris l’habitude de se méfier des modélisations depuis qu’en 2013, lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, le bilan des contaminations a été près de cinq fois inférieur aux projections du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américain.
Mme Carniel appuie aussi son analyse sur le déroulement différent des épidémies de grippe saisonnière en Europe et en Afrique. « En France, vous avez un pic important durant l’hiver et une quasi-disparition du virus l’été. Au Cameroun, la grippe connaît certes aussi un pic en novembre et décembre, mais bien plus limité et l’épidémie reste ensuite présente, circulant à bas bruit le reste de l’année », décrit-elle. Le coronavirus pourrait reproduire cette divergence, souligne-t-elle, tout en rappelant qu’il ne s’agit que « d’une hypothèse » sur un virus qui conserve encore beaucoup de ses mystères.
L’autre grande singularité de l’épidémie en Afrique réside pour l’heure dans le nombre de décès enregistrés. Un décompte très éloigné des courbes de mortalité européenne ou américaine. On meurt beaucoup moins du Covid-19 en Afrique qu’ailleurs. Au 28 juin, seuls 9 600 décès y avaient été recensés, soit un taux de mortalité de 2,6 % des personnes contaminées, quand il est globalement de 5 % tous continents confondus (4,39 % au Brésil, 5 % aux Etat-Unis, et a été de 15 % en France).
Un âge médian autour de 20 ans
Beaucoup ont pu croire à des omissions, avec des personnes décédées qui n’auraient pas été comptabilisées. La directrice des opérations de Médecins sans frontières (MSF) et coordinatrice mondiale sur le Covid-19 s’est aussi posé la question, elle qui centralise les données des cinquante pays du continent où l’ONG intervient. « Nous avons mené une enquête à Kano, ville du nord du Nigeria où nous avaient été relayées des morts suspectes, raconte Isabelle Defourny. Mais nous n’avons pas pu a posteriori travailler sur les causes des décès et, si nous avons bien observé un surcroît d’enterrements dans les cimetières de la ville, il faut prendre en compte le fait que, durant l’épidémie, les corps n’étaient plus rapatriés vers les villages », précise-t-elle. Dans ce paysage incertain, Mme Defourny exclut seulement d’« être passée à côté d’un vrai surcroît de décès ».
Les modes de vie avec moins de déplacements, des populations plus jeunes et un faible taux de pathologies aggravantes (hypertension, diabète, pathologies cardiaques…) devraient maintenir cette courbe basse selon les observations de l’épidémiologiste camerounais Yap Boum. « Au vu des quatre mois passés, nous ne nous attendons pas à une explosion du nombre de décès », puisque « ceux qui meurent du Covid-19 sur le continent sont, comme ailleurs dans le monde, dans la tranche des 55 à 60 ans », explique le biologiste. Or la population du continent a un âge médian oscillant autour de 20 ans.
Si Elisabeth Carniel observe le même phénomène, la directrice de l’Institut Pasteur au Cameroun ajoute tout de même à la liste des « personnes à risques » le groupe de ceux qui attendent trop longtemps avant une prise en charge. « Nous manquons de données sur ce sujet, regrette-t-elle, mais il est certain que la latence allonge la liste des victimes dans la tranche des 40 à 60 ans », observe-t-elle. Effet secondaire du faible taux de mortalité ? Peut-être bien, car une maladie qui n’inspire pas la peur n’incite pas à consulter tôt.
« Une maladie de l’Europe »
Dans son bureau de Dakar, Moumouni Kinda médite aussi ce point et s’inquiète que la rue doute de plus en plus de la réalité de l’épidémie. « Depuis le mois de mars, on nous parle d’une flambée à venir. Mais dans beaucoup de pays, l’Africain de la rue ne voit pas de cas autour de lui, car une grande part sont asymptomatiques ou se limitent à un peu de fièvre », analyse le médecin, conscient que ce ressenti n’aide ni à la prise en charge, ni à la prévention, ni demain à l’accueil qui sera réservé au vaccin.
Déjà le doute s’est installé dans nombre de capitales d’Afrique de l’Ouest notamment. Ainsi, à Dakar, les masques, pourtant obligatoires, sont portés négligemment sous le nez, les jeunes des quartiers remettent en question les chiffres et pensent que le virus n’est pas vraiment arrivé en Afrique, que c’est une maladie de l’Europe. La vie commence à reprendre son cours dans les rues, les petits magasins et les transports, les plages sont bondées et même les embouteillages sont de retour.
Une situation qui interroge le docteur Kinda. « Certes, on a pour l’heure échappé à des contaminations importantes. Mais si on baisse la garde, que va-t-il se passer ? », demande-t-il. D’autant que les confinements très précoces décrétés dans de nombreuses capitales africaines ont peut-être contribué au « bon » bilan actuel.
Depuis Yaoundé, au Cameroun, Yap Boum partage la même inquiétude. « Bien sûr, nous n’aurons vraisemblablement pas les courbes de mortalité qu’on a connues ailleurs. Mais nous avons des personnes vulnérables aussi ici qui seront gravement atteintes si la maladie se répand plus largement. Alors ne baissons pas la garde, avertit l’épidémiologiste. Sans doute faudrait-il réfléchir à une prévention ciblée et à la mise en place de stratégies pour les protéger. »
Maryline Baumard
pour Le Monde