Document : Le 21 juin, Bah Oury a adressé à la CEDEAO et aux Chefs d’Etat de la région un appel pour attirer leur attention sur la perspective dramatique de l’évolution politique de la Guinée. Si l’on n’y prend garde, l’approfondissement de la crise guinéenne risque de mener le pays vers une déstabilisation aggravée de l’Afrique de l’Ouest. Copie du document a également été envoyée aux différents partenaires stratégiques de la Guinée (France, Etats Unis, Allemagne, Russie, Chine, Turquie, Maroc, tous les pays de la CEDEAO, ainsi qu’à l’OIF, l’UA, l’UE et les Nations Unies. Le texte in extenso.
La Guinée, premier pays francophone d’Afrique de l’Ouest à accéder à l’indépendance en 1958, peine jusqu’à présent à asseoir les bases institutionnelles pour assurer sa stabilité politique. Malgré un potentiel économique portant sur ses ressources minières, hydro-énergétiques et agricoles, son niveau de développement est nettement en dessous des espoirs et des attentes de sa population. Les raisons de ces médiocres performances sont dues principalement à la faible capacité managériale de ses élites politiques. Encore une nouvelle fois, la Guinée oscille entre la persistance d’une déstabilisation progressive de l’Etat et le plongeon dans un environnement d’in-gouvernabilité dû à la volonté du Président Alpha Condé de briguer un troisième mandat. Cet état de fait doit retenir l’attention de la communauté ouest-africaine de la CEDEAO, car les risques de déstabilisation peuvent affecter l’ensemble de la sous-région. Aussi est-il nécessaire d’envisager des mesures énergiques préventives pour stopper la fuite en avant des dirigeants guinéens.
La genèse d’une crise politique récurrente et planifiée
Le groupe international de contact pour la Guinée, coprésidé par l’Union Africaine et la CEDEAO, avait à juste titre estimé que sa mission était terminée lors de l’investiture du président élu, M. Alpha Condé, le 21 décembre 2010. Mis en place au lendemain de la prise du pouvoir par la junte militaire du CNDD que dirigeait le Capitaine Dadis Camara en décembre 2008 afin de prévenir le chaos, le groupe international de contact a, durant deux années, accompagné la marche de la transition politico-militaire en Guinée. Durant cette période, des actes importants pour consolider l’édification d’un véritable Etat de droit furent accomplis. Un recensement biométrique financé par l’UE et le PNUD fut réalisé. A ce moment, il a été retenu de confier la garde des clés informatiques de l’enregistrement du fichier électoral au PNUD afin de les mettre en sécurité et éviter ainsi leur corruption par des intérêts politiques partisans. Le gouvernement de M. Alpha Condé exigea et obtint la remise de ces clés dans les premiers mois qui suivirent son installation. Depuis lors, les contentieux électoraux jalonnés de plusieurs dizaines de morts, des handicapés à vie et des prisonniers politiques ont été récurrents en 2013 pour les législatives, en 2015 pour la présidentielle, en 2017 pour les communales et également en 2019 et 2020. Or, il est évident que la qualité du fichier électoral est décisive pour permettre l’organisation d’élections crédibles, apaisées et acceptables. Les législatives du 22 mars 2020 ont été boycottées par les principales formations politiques de l’opposition à cause d’une corruption avérée du fichier, attestée par les auditeurs de l’OIF et de la CEDEAO. Ainsi, pour une population électorale d’environ 7 millions, il y a 2,5 millions de personnes enregistrées sans aucune pièce justificative et 2 autres millions enregistrées uniquement sur la base d’une simple attestation de l’autorité du quartier (les mineurs enrôlés).
En 2010, le retour à l’ordre constitutionnel avait nécessité la mise en place du CNT (Conseil National de la Transition) qui jouait le rôle d’une assemblée constituante et qui était représentatif de l’ensemble des composantes des forces vives nationales. Ce conseil rédigea la constitution qui fut promulguée par décret du président de la transition, le Général Sékouba Konaté, le 07 mai 2010. Instruits par les précédents changements constitutionnels pour enfreindre à l’indispensable nécessité de l’alternance démocratique par la voie des urnes, les législateurs inclurent des dispositions d’intangibilités en ce qui concerne la forme républicaine de l’Etat, la durée d’un mandat à 5 ans et la limitation à deux mandats possibles (consécutifs ou non) pour le Président de la République. En effet, en 1984, le CMRN avait expliqué les dérives du régime du Président Sékou Touré par sa longévité exceptionnelle au pouvoir. C’est ainsi que la constitution de 1990 institua la limitation des mandats du Président de la République (deux fois cinq ans). Le Général Lansana Conté (1984 – 2008) fut amené à transgresser cette disposition en engageant un changement constitutionnel en 2001 pour une présidence à vie. Ainsi, dix années durant, la Guinée sombra dans une gouvernance délétère qui aggrava son retard économique et institutionnel. Les constituants de 2010 ambitionnaient de sceller définitivement l’ancrage de notre pays au respect des normes démocratiques de dévolution du pouvoir. C’est cette quête de l’alternance de plusieurs générations de guinéens que l’actuel régime de M.Alpha Condé a remis en cause le 22 mars 2020. Ce changement constitutionnel n’a en effet, pour objet que de permettre au Président Condé de briguer un troisième mandat. Pour avoir fait sauter le verrou des dispositions des intangibilités de la constitution de 2010, les partisans du révisionnisme constitutionnel espéraient en avoir fini mais le crime parfait n’existe pas. Ainsi le texte proposé au référendum et publié dans le journal officiel de janvier 2020 est différent du texte promulgué dans le journal officiel d’avril 2020. En d’autres termes « la prétendue constitution » n’a jamais fait l’objet d’une quelconque approbation par le peuple de Guinée. Les responsables de cette forfaiture se sont rendus là, de manière irréfutable, coupables d’un « crime contre la confiance publique ». Ainsi, le vide juridique consécutif à l’absence d’une loi suprême en Guinée est une situation inédite qui conforte le plongeon du pays dans la rupture de l’ordre constitutionnel. Cette rupture a été déjà perçue avec la violation de l’article 23 du traité de l’Union Africaine relatif à la gouvernance, à la démocratie et aux élections qui qualifie de « coup d’Etat » la décision des autorités guinéennes de changer la Constitution. Face à ces graves entorses aux principes du droit et à la légalité, la Cour Constitutionnelle a abdiqué devant ses responsabilités (Arrêt N0 AC 014 du 11 juin 2020 de la Cour constitutionnelle).
La stabilité et la paix menacées en Guinée
La Guinée est, depuis son accession à l’indépendance, à la quête de l’alternance démocratique, du respect des droits de l’homme et du développement. Nul ne peut compter le nombre des fils et des filles du pays tombés sous les balles, tout simplement pour avoir exprimé une opinion différente de celle des pouvoirs successifs. Aujourd’hui encore, la barbarie de la répression met à rudes épreuves les nerfs des paisibles citoyens. Les tueries récurrentes, les kidnappings, les arrestations massives, les intimidations physiques et psychologiques qui sont toutes répertoriées par Amnesty International, Human Right Watch et la FIDH attestent d’un recours systématique et disproportionné à la violence pour imposer un ordre politique rejeté par une majorité très large de la population. L’exacerbation des différences ethniques, notamment au sud du pays, au Fouta et dans la capitale Conakry pour diviser les populations afin de les asservir, est de plus en plus insupportable. Ainsi, la Coordination de la Diaspora des Ressortissants de la Guinée-Forestière, dans une déclaration publiée récemment, a lancé un cri d’alarme pour prévenir les autorités sur les risques d’explosions de violences dans la région. En effet, les cicatrices des prolongements dans le territoire guinéen des guerres civiles du Libéria, de la Sierra-Léone et de la Côte d’Ivoire ne sont pas refermées. La résurgence de sentiments d’injustice et de discrimination ethnico-politique nourrit des frustrations qui constituent un terreau fertile pour des réactions incontrôlables de revanches sanglantes. La déstabilisation du sud du pays affectera sans aucun doute les trois pays limitrophes (Libéria – Sierra Léone et Côte d’Ivoire). Par ailleurs, l’amalgame entretenu pour présenter des communautés comme opposées structurellement au pouvoir en place dans une logique ethno-stratégique creuse de plus en plus le fossé entre elles et les représentations étatiques qui sont perçues comme des instruments de domination et d’exercice de coercitions de différentes natures. La volonté délibérée d’entretenir un climat délétère dans ses relations avec les composantes nationales du pays et la barbarie des répressions ont sapé l’autorité de l’Etat. Le monopole de l’exercice de la violence des forces de l’ordre risque à terme, d’être contesté du fait de la circulation clandestine des armes de guerre dans la sous-région. Cette perspective est dangereuse pour la stabilité de l’ensemble de la région déjà confrontée à la poussée djihadiste au Mali, au Burkina, au Niger et au Nigéria. Le comportement des autorités actuelles de la Guinée peut favoriser l’intrusion des forces asymétriques déstabilisatrices car elles alimentent les raisons de la colère des populations qui n’aspirent qu’à vivre dans un environnement de paix, de stabilité, d’unité et de progrès.
Que faire, pour restaurer et conforter la stabilité de la Guinée ?
Les menaces sur la paix en Guinée, et par ricochet, sur le reste de la sous-région ouest-africaine, sont réelles et doivent par conséquent être éliminées. A cet égard, la CEDEAO doit s’impliquer activement afin de prévenir une déflagration généralisée. Les solutions et les instruments politiques existent afin de contraindre le Président Alpha Condé de faire preuve de raison et de responsabilité pour sauver la Guinée du désastre selon le schéma ci-après :
– Le vide constitutionnel d’une part et l’existence d’un fichier électoral gravement corrompu nécessitent l’instauration d’un régime d’exception transitoire afin de remettre en place les leviers essentiels du fonctionnement de l’Etat de droit et de la légalité républicaine.
– Cette transition politique devra ainsi engager la refonte du processus électoral par un recensement exhaustif du corps électoral aussi bien les guinéens de l’intérieur que ceux résidant à l’étranger. Cette délicate opération nécessitera l’accompagnement et la supervision de la communauté internationale pour asseoir les bases statistiques de la démographie guinéenne sans lesquelles les consultations électorales seront sources de conflits.
– Le retour à un ordre constitutionnel cohérent, pérenne et démocratique, ouvre deux pistes possibles : la restauration en l’état de la constitution de 2010 ou la rédaction d’une nouvelle proposition de texte constitutionnel qui fera l’objet d’une large publicité et dont l’adoption devra nécessairement se faire par l’organisation d’un référendum. Il est en effet impérieux d’éviter les empressements de 2010 qui ont amené les tenants de l’actuel pouvoir de contester la légitimité de la constitution de 2010.
– Cette transition qui ne devrait pas excéder 12 à 15 mois sera également une période féconde pour enraciner dans la société guinéenne et au niveau de l’ensemble de la classe politique les fondements de l’Etat de droit, de la citoyenneté, de la réconciliation nationale et de l’indispensable nécessité de solder les passifs d’une histoire nationale plusieurs fois déchirée et sanglante. En effet, l’édification de l’Etat de droit doit reposer sur un socle démocratique partagé par tous.
La CEDEAO doit sauver la Guinée
Le retour de la stabilité en Guinée aura un effet positif pour l’ensemble de la sous-région afin d’endiguer et de stopper les facteurs de guerre asymétrique auxquels nos pays sont peu ou prou confrontés. En revanche, l’aggravation de la crise guinéenne sonnera fatalement le glas de la paix sous régionale pour longtemps et accentuera la crise migratoire vers l’Europe de milliers de jeunes africains désespérés de pouvoir construire leur avenir dans leur propre pays. La Guinée est d’ores et déjà un des principaux pays de départ du flux migratoire clandestin. Il est possible de donner une chance à une sortie de crise par le haut. A cet égard, l’attitude personnelle du Président Alpha Condé sera déterminante. Auréolé d’un passé militant progressiste au sein de la FEANF, ayant subi des sévices durant sa captivité, condamné à mort par contumace et doyen d’âge parmi les chefs d’Etat du continent, le Président Alpha Condé mérite d’avoir une sortie honorable. Nous sommes persuadés que les Chefs d’Etat en activité au sein de la CEDEAO auront la doigté, l’intelligence et la sagesse de restaurer à la fois l’ordre démocratique et la stabilité de la Guinée.
Conakry le 21 Juin 2020
Bah Oury
Ancien ministre de la réconciliation nationale
Président de l’Union des Démocrates pour la Renaissance de la Guinée