Revenons sur cette lettre ouverte adressée le 9 novembre aux Guinéens depuis Chicago par le Professeur Emérite, Lansiné Kaba. « J’ai peur, » l’a-t-il intitulée, apostrophant nommément Alpha Condé et Cellou Dalein Diallo. Aujourd’hui malheureusement, nous avons le désagréable devoir d’avoir peur face à notre silence coupable devant la terreur qui frappe si bruyamment à nos portes. Il n’y a pas encore si longtemps que nous nous étions tus. Les conséquences en affectent très méchamment nos institutions. De grâce, ne continuons à nous taire devant l’injustice ! Comme le dit le Professeur Kaba, la Guinée a perdu sa place dans le monde. Revoyons la lettre du Pr. Kaba|
Comme il se doit, je commencerai par une prière : elle va au Souverain Unique, Absolu et Magnanime. Il est Dieu, Initiateur et Bâtisseur des merveilles de l’univers. Je sollicite ta grâce sur ta création entière, et notamment sur la Guinée, notre pays. Ce pays, comme bien d’autres, est issu de la diversité et de la complémentarité des forces vives physiques, sociales et humaines; et il cherche ton assistance en ces moments durs. Oh généreux Créateur, réponds à ma prière.
Concitoyens et concitoyennes, c’est à vous que je m’adresse. En toute sincérité, je vais partager avec vous les soucis qui m’inquiètent et me troublent quant à l’avenir de notre pays. La Guinée a perdu sa place dans le monde. Comment va le pays aujourd’hui? Je dois vous avouer que j’ai peur. Peur pour le pays, peur pour son avenir, peur pour son unité, et peur pour ses enfants. Je m’interroge de plus en plus sur la solidité des institutions du pays, de sa politique aussi bien que de ses structures sociales fondamentales qui, naguère, régissaient les communautés. Un peu partout en Guinée, aujourd’hui, une jeunesse nouvelle pleine de fougue s’oppose à la sagesse que démontraient nos ancêtres. Qu’en est-il de cet esprit d’antan? Que pensez-vous des querelles qui ont marqué les élections passées? Que dites-vous des destructions des propriétés? Du vandalisme généralisé et des meurtres sur les routes et dans les quartiers populaires des villes? Comment expliquez-vous la désacralisation des mosquées, les affrontements ethniques, à Kankan et ailleurs?
De tels comportements ne sont-ils pas contraires à l’histoire, notamment de Kankan, la métropole qui portait le nom de Nabaya? Que veut dire Nabaya? La bienséance, l’unité fraternelle et la concorde. Ces valeurs caractérisaient l’essence même de la vie sociale dans le Bateh; et elles s’étendaient bien au delà des frontières de la Haute-Guinée jusqu’au Fouta, et partout ailleurs, jusque dans la Foret. Ces valeurs anciennes sont en train de se perdre aujourd’hui.
Qu’en est-il de l’Etat? De la constitution? Tout cela serait-il pure rhétorique? En introduisant une nouvelle constitution et le principe du troisième mandat, le RPG a cherché a pérenniser l’autocratie, d’où ces réactions spontanées de la population partout dans le pays, et notamment en Haute Guinée avec le problème d’énergie et de l’eau courante. Malgré la résistance des populations des quatre régions, le RPG a réussi à dominer et à contrôler le débat sur la constitution. Le feu n’est toujours pas éteint. Au contraire il s’est empiré.
Monsieur le Président. C’est à vous que je m’adresse maintenant:
Avez-vous respecté le serment solennel de maintenir la sauvegarde de la constitution et de ne pas briguer un troisième mandat? Comment expliquer un tel revirement? L’esprit de cohésion nationale et de paix requière la transparence et la confiance. Votre erreur, à mon avis et il faut l’admettre, poussa la population à manifester son mécontentement à travers le pays et plus particulièrement en Haute-Guinée que l’on considérait comme le bastion du RPG. Evènement rare à Kankan, votre erreur, Monsieur le Président, envenima les querelles à caractère ethnique. Rappelons comment Yacine Diallo, Mamba Sano et Diawadou Barry, chacun en son temps, ont su collaborer avec toutes les populations de la Guinée sans considération ethnique, semant ainsi l’esprit d’unité. Et le referendum de 1958 le confirma.
Quant à vous, monsieur le très honorable Cellou Dalein Diallo, nul ne doute de votre excellent parcours et de votre popularité. A l’instar de Yacine Diallo et de Diawadou Barry, il serait souhaitable que vos deux leaderships se donnent la main et évitent l’effusion de sang avec sa horde d’instabilité sociale et économique.
Messieurs, où en est la Guinée aujourd’hui? A quel stade de développement est-elle par rapport aux pays avoisinants? Tout laisse à désirer: l’infrastructure, l’électrification, l’éducation, la santé etc. Vous savez, messieurs, et mieux que quiconque, que la politique est un engagement sacré pour l’action en vue de l’intérêt général. Il y va de votre honneur, cependant, de sauvegarder et de conserver intact l’ensemble national que nous avons hérité de nos aïeux. A cet égard, vous conviendrez avec moi que le changement unilatéral de la constitution, tout comme l’auto-proclamation sont incompatibles avec la notion de démocratie.
Reconsidérez sans passion vos positions respectives. Faut-il continuer à attiser le feu où à l’éteindre? Un consensus s’impose maintenant pour le bien du pays. L’unité s’avère impérative et nécessaire au nom de tous nos illustres ancêtres et de la Guinée entière pour son développement.
Lansine Kaba, Professor Emeritus. UIC.
Chicago, le 9 Novembre 2020.