Les violences politiques qui ont accompagné toutes les élections en Guinée, de 1993 à 2020, obligent à se demander si l’ouverture au multipartisme n’aurait pas eu pour effet de plonger le pays dans une « malédiction des urnes », pour reprendre l’expression du politologue Maligui Soumah. En effet, l’organisation des élections a toujours été marquée par des tensions extrêmes autour des questions techniques et administratives. De même, l’indépendance des institutions en charge du processus électoral s’est trouvée constamment remise en cause par l’opposition et une partie de la population, ce qui a fini par transformer l’après-élection en un moment de contestation violente, causant des pertes en vie humaine et des dégâts matériels importants. Ainsi, les élections multipartites, loin d’avoir contribué à la pacification du champ politique, ont été le principal catalyseur de l’inimité entre, d’une part, les acteurs politiques et les communautés ethniques d’autre part.
En entretenant ainsi un rapport structurel à la violence, le processus électoral guinéen met en cause la démocratisation de la vie collective et discrédite par ce fait même les institutions destinées à organiser les luttes pour la conquête et l’exercice du pouvoir. C’est l’engagement pour un modèle de société démocratique libéral, où les élections jouent les fonctions majeures de représentation politique et de légitimité de l’autorité publique, que trahit la persistance de la conflictualité électorale en Guinée. La question dès lors est de savoir comment crédibiliser le processus électoral pour qu’il réponde aux aspirations démocratiques de la société guinéenne ? quelles dispositions institutionnelles, quel comportement des acteurs et décideurs politiques, faudra-t-il privilégier afin d’affranchir la pratique électorale des intérêts et des forces qui font d’elle la principale génératrice de la violence politique ?
Les institutions et les individus
Tout d’abord, la problématique de la violence électorale en Guinée peut être abordée selon deux angles, institutionnel et individuel. Le premier permet de relever l’inefficacité des règles et des mécanismes administratifs dans l’organisation de la compétition électorale. Non seulement les normes qui définissent et structurent les institutions n’empêchent pas les acteurs politiques de recourir à des stratégies informelles parallèles pour contrôler le processus électoral, mais, surtout, l’existence formelle des contrepouvoirs ne permet pas de se conformer aux règles du jeu même là où il est avéré que celles-ci ont été violées. Il y aurait ainsi une impuissance institutionnelle de fait, que traduirait la capacité des individus à soumettre la norme à la satisfaction des intérêts personnels. D’où d’ailleurs les critiques qui dénoncent le manque d’indépendance de la CENI, de la Cour constitutionnelle et l’administration publique de manière générale. Et c’est à ce dévoiement des institutions qu’il faudrait imputer les luttes sanglantes qui rythment la tenue des élections en Guinée.
L’analyse selon l’angle individuel permet de lier la résurgence de la violence électorale à la nature de la relation que les acteurs et décideurs politiques entretiennent avec les institutions. Dans cette perspective, l’institution, dans sa dimension normative, ne constitue pas un problème, mais c’est la relation extractive ou instrumentale que les acteurs et décideurs politiques entretiennent avec l’institution qui porterait en germe la violence électorale. Plus précisément, les acteurs politiques se rapportent aux institutions d’une manière qui dissocie les dispositifs institutionnels de leur vocation publique, de sorte que les normes et les instances administratives se transforment en commis des volontés individuelles. Au lieu de mobiliser l’appareil institutionnel au service de l’intérêt public, comme le suggère l’idée même d’institutions républicaines, les acteurs politiques les utilisent pour conserver des privilèges et dominer la sphère publique. Or ce comportement anti institutionnel, déterminé par une représentation arbitraire et autoritaire de l’action politique, rend impossible l’arbitrage de la compétition électorale par une instance objective et impartiale, car c’est la possibilité même d’un arbitre qui se trouve compromise par la soumission de la norme au pouvoir individuel.
Comme on peut le remarquer, ces deux angles d’analyse, loin d’être exclusifs, se complètent. Envisagées dans cette complémentarité, elles peuvent nous indiquer des voies pour sortir de la « malédiction des urnes »
Sortir de la « malédiction des urnes »
Pour ce faire, la pacification et la crédibilisation des élections en Guinée nécessiteront un double travail, celui de la socialisation politique et de l’autonomisation des institutions publiques. Au premier niveau, il s’agira de socialiser les citoyens et les acteurs politiques au respect des règles qui organisent la vie publique, de sorte qu’ils parviennent à intérioriser et à assimiler les contraintes collectives sans lesquels les institutions deviennent obsolètes.
Car là où les individus n’ont pas intégré dans leur comportement un minimum de contraintes collectives, il sera très difficile, voire impossible, pour les institutions de satisfaire aux exigences d’un intérêt public discuté et accepté par tous. Comment, par exemple, une élection pourrait-elle favoriser une meilleure représentativité politique des citoyens au niveau de l’État et permettre une alternance au pouvoir, si les citoyens et les acteurs politiques refusent, par leur comportement, de consentir aux normes qui régissent le processus électoral ? La fraude et le bourrage des urnes ne sont pas seulement des problèmes institutionnels, en ce sens qu’elles traduisent justement un état et une attitude d’esprit antinomique à un arbitrage juste et non conflictuel de la compétition électorale ; c’est aussi avant tout la conséquence d’un comportement arbitraire, que signifie le refus de ne pas se conformer aux règlements entourant l’organisation des élections. Ainsi, le travail de socialisation aura pour objectif d’influencer les comportements des citoyens, des acteurs politiques et des agents publics d’une manière à ce que leur rapport à la norme commune soit conformes aux intérêts de tous. Ce sera, à certains égards, un apprentissage à développer des attitudes et des orientations qui favorisent l’émergence d’une société de l’État de droit et son maintien d’une génération à l’autre. La socialisation au respect des dispositifs institutionnels est un long travail, certes, mais la Guinée ne pourra pas rompre avec la violence électorale tant et aussi longtemps que les comportements individuels et collectifs contribuent à la marginalisation de l’intérêt public : les valeurs et les comportements individuels jouent un rôle non négligeable dans la stabilité et l’efficacité des institutions qui organisent la vie sociale.
Toutefois, l’indépendance des institutions publiques, qui représente le second volet du travail, ne tient pas exclusivement à la manière dont les individus se rapportent aux institutions. Sécuriser et crédibiliser le processus électoral nécessitent l’efficacité des pouvoirs et des contrepouvoirs, autrement dit une réorganisation du gouvernement de la société qui rendrait effectif l’équilibre des pouvoirs. À ce niveau, il faudra avant tout contenir ce que l’on pourrait appeler « l’invasion du pouvoir exécutif ». L’élection ne peut remplir sa fonction démocratique que dans un environnement institutionnel qui consacre, dans les faits, l’indépendance du législatif, du juridique et même de la société civile. Car c’est par le contrôle et la surveillance réciproque des pouvoirs qu’il sera possible de sécuriser le processus électoral contre les conflits d’intérêts et les influences arbitraires. À ce niveau, l’enjeu, pour la société guinéenne, sera de convaincre les citoyens, acteurs et décideurs politiques de consentir aux règles du jeu institutionnel. Surtout qu’en l’état actuel, ce ne sont pas fondamentalement les lois et les institutions qui posent problème, mais l’application de la loi et le respect des contraintes institutionnelles.
De même, travailler à l’indépendance des institutions en vue de s’attaquer aux violences électorales exige d’aménager des dispositifs techniques et administratifs qui joueront un rôle dissuasif vis-à-vis des tentatives de fraude et de corruption des agents publics.
On pourrait par exemple repenser le fonctionnement et les modalités de nomination des membres de la CENI pour tout d’abord empêcher le contrôle par l’exécutif du processus électoral et, ensuite, mettre en place des mécanismes de vérification et de contrôle permettant de garantir l’absence de conflits d’intérêts entre le personnel de la CENI et les acteurs politiques. Il y aurait lieu de procéder à l’informatisation du fichier électoral, à la mise en place d’un système efficace de décentralisation du comptage du vote qui empêchera la manipulation des résultats des élections. En fait, les acteurs politiques et la société civile doivent s’entendre et rendre opérationnel un mode de fonctionnement de la CENI qui garantirait l’indépendance de l’institution.
À la lumière des réflexions précédentes, on peut dire que la sortie de la violence électorale doit s’inscrire dans une réflexion plus large sur la réorganisation politique et institutionnelle de la société guinéenne. Il s’agira de concevoir une administration de la vie collective basée sur des pouvoirs publics représentatifs des intérêts de la population guinéenne. Or cette représentation politique ne peut être juste et équitable, elle ne peut légitimer l’autorité de l’État, que si la population arrive à exprimer, pacifiquement et sans domination, sa volonté à travers les élections. C’est donc une garantie pour conserver la nature démocratique de l’État qu’une société, qui s’est engagée dans la voie de la démocratisation, mette en œuvre les mécanismes nécessaires pour pacifier et crédibiliser le processus électoral.
Pour ce faire, les acteurs et décideurs politiques doivent donner forme à leur volonté de changement en acceptant de soumettre le champ politique aux contraintes de normes communes. Car l’institutionnalisation du pouvoir et les garanties constitutionnelles qu’elle suppose exige avant tout une volonté des hommes à substituer à la force du pouvoir personnel la force du droit. Il s’agira pour les responsables politiques de travailler à un changement d’attitude personnelle capable d’induire un contrôle et une surveillance institutionnelle de l’espace public. En dehors d’une telle valorisation de comportements non-arbitraires, il sera difficile de créer les conditions favorables à un arbitrage institutionnel pacifique et objectif des élections. La solidité des institutions politiques dépendra aussi des valeurs qu’entendent promouvoir les hommes.
Aliou Barry,
Directeur du CAES
(Centre d’analyse et d’étude stratégique)
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