Le 26 mars 1984, Sékou Touré disparaissait à Cleveland des suites d’un malaise cardiaque. 37 ans après son décès, les Guinéens sont divisés sur ce personnage marquant de l’histoire de leur bled. Artisan de l’indépendance, il est pour certains le héros qui a posé les bases du développement de la Guinée, dont l’œuvre a été bafouée par ses successeurs libéraux. Pour d’autres, Sékou Touré est le tyran responsable du retard du pays. Le Lynx s’est plongé dans la documentation de l’époque et en a exhumé un rapport de la Banque(route) Mondiale sur la situation économique de la Guinée. Daté de 1981, il décrit un pays exsangue. Nous vous livrons l’état des lieux dressé par les experts de l’institution ainsi que les perspectives face à la décennie qui commençait.
1. Avec une population de 5,3 millions d’habitants, et un PNB par tête d’environ 274 dollars EU en 1979, la Guinée appartient à la catégorie des pays les moins développés. L’espérance de vie à la naissance est de 43 ans (l’un des taux les plus bas du monde), la mortalité infantile est encore très élevée (30% des enfants de 1 à 4 ans) et l’alimentation insuffisante (84% des quantités de calories nécessaires). Environ 80% de la population n’a pas accès à une source d’eau non contaminée. La majorité de la population, notamment en zone rurale vit aux frontières de la pauvreté.
2. La Guinée est un petit pays dont l’économie comprend d’une part un secteur rural qui fait vivre plus des quatre cinquièmes de la population, et dont la production principalement orientée vers l’autoconsommation, représente près de la moitié du PIB, d’autre part un secteur moderne qui lui-même comprend à la fois quelques entreprises minières fonctionnant comme des enclaves, mais qui produisent la quasi totalité des recettes d’exportation du pays (la Guinée est le premier exportateur de bauxite du monde), et une série d’entreprises d’État du secteur industriel et d’autres secteurs, qui utilisent la plus grande partie des investissements publics, du crédit intérieur, des emprunts étrangers et des importations.
3. En Guinée, comme dans d’autres pays ayant récemment accédé à l’indépendance, il s’est révélé difficile de diriger le processus de développement. Parmi les problèmes rencontrés on peut citer :
– le revenu plus élevé des citadins,
– le développement d’un vaste secteur d’entreprises publiques souvent inefficaces,
– une capacité insuffisante de planification et de gestion de l’économie,
– des difficultés de balance des paiements dues à la surévaluation de la monnaie,
– la difficulté de réconcilier les objectifs économiques et sociaux.
Les choix de la Guinée ont été influencés par les circonstances dans lesquelles elle a accédé à l’indépendance. Le brusque départ des Français a privé le pays d’un appui financier et technique vital, a confirmé le parti au pouvoir (Parti démocratique de Guinée ou PDG) dans sa philosophie socialiste du développement, fondée sur la recherche de l’autonomie, et a incité les pouvoirs publics à se tourner vers les pays à économie planifiée pour l’assistance au développement. Cela explique la politique gouvernementale qui, depuis l’indépendance, a constamment visé à remplacer une économie essentiellement agricole, reposant sur l’initiative privée et le jeu des mécanismes du marché, par une économie dirigée dans laquelle l’État détient les moyens de production, encourage les exploitations collectives aux dépens de l’entreprise privée et répartit les ressources en fonction de décisions centralisées et non par des mécanismes du marché. Jusqu’en 1973, les investissements massifs qui avaient été entrepris pour développer le secteur public avaient été principalement financés par l’expansion du crédit intérieur, entraînant l’accélération de l’inflation et la détérioration de la balance des paiements. La pénurie croissante des biens de consommation et le maintien de prix à la production artificiellement bas ont forcé les paysans à réduire leur production et à revenir à l’autoconsommation; ce phénomène a probablement entraîné une chute des revenus par tête en milieu rural et une augmentation des importations de produits alimentaires.
4. La stratégie mise en œuvre par le Gouvernement sous l’impulsion du PDG qui visait à assurer l’indépendance économique du pays s’est heurtée à de nombreuses difficultés. Les investissements réalisés pour créer l’infrastructure économique et sociale nécessaire et les institutions nationales capables de remplacer les entreprises étrangères n’ont pas réussi à augmenter la production et la productivité, ni à produire les ressources permettant de financer le service des emprunts contractés pour réaliser ces investissements. En outre, le fonctionnement d’une grande partie de ces projets a entraîné une augmentation du volume des importations. C’est ainsi qu’une politique ambitieuse dans le domaine de l’enseignement et la main d’œuvre a gonflé l’emploi dans le secteur moderne, a entraîné une consommation publique excessive qui à son tour a augmenté la demande d’importation de biens et services. Les mesures prises pour défendre le pays contre l’inflation internationale et maintenir une direction centralisée de l’économie ont entraîné des distorsions de prix, une surévaluation de la monnaie et le développement d’un marché parallèle très actif. Dans le domaine des opérations enclaves du secteur minier, les recettes en devises d’une de ces entreprises (la mine de Débélé) ont été hypothéquées pour permettre à la Guinée de faire face à ses obligations dans le cadre d’accords bilatéraux de clearing, formule qui ne permettait guère au gouvernement de fixer les termes de l’échange, ni d’ajuster le volume des importations en fonction des besoins définis par les organes centraux de planification. Quant aux autres opérations enclaves, leur contribution à l’amélioration de la balance des paiements a été inférieure aux prévisions; en effet, le service de la dette et la rémunération des facteurs de production ont rapidement augmenté et la demande s’est gonflée de façon excessive. La Guinée ne peut pas assurer le service de sa dette extérieure, bien que le gouvernement ait accepté une dégradation du patrimoine national.
5. La mise en exploitation de deux grandes mines de bauxite en 1973 a établi les bases productives et financières d’une économie plus dynamique. De 1973 à 1979, l’activité économique a augmenté de 21 % en termes réels, soit un taux de croissance moyen de 3,2 % par an. L’expansion rapide du secteur minier –20 % par an en termes réels– a porté sa part du PIB de 4,2 % en 1973 à 18,5 % en 1979. Des investissements considérables ont également été réalisés pour mécaniser l’agriculture. Mais la production du secteur rural a stagné et sa part du PIB est tombée de 58 % en 1973 à 41 % en 1979, du fait de l’insuffisance des incitations économiques accordées aux producteurs, d’une mauvaise orientation des efforts de mécanisation, ainsi que de la sécheresse et autres fléaux naturels qui ont sévi certaines années. L’augmentation des exportations de bauxite et l’évolution favorable des prix mondiaux de la bauxite et de l’alumine ont augmenté les recettes de l’État.
6. Ces dernières années, le gouvernement a pu contenir la croissance des dépenses de fonctionnement à un taux modeste et les ressources nouvelles de l’État ont été affectées à l’amortissement de sa dette au système bancaire et à la création d’un Fonds de Réserve important. Mais ce fonds a principalement servi à financer le fonds de roulement des entreprises publiques. L’amélioration de la situation financière de l’État a partiellement compensé l’expansion du crédit aux entreprises publiques et la masse monétaire a diminué par rapport au PIB; ce facteur explique en partie la chute des prix sur le marché parallèle –d’environ 50 % au cours des trois dernières années– et l’amélioration du pouvoir d’achat de la plupart des catégories sociales les plus pauvres. Cependant le régime de faveur dont bénéficient les entreprises commerciales d’État dans la répartition des ressources en devises du pays leur permet d’importer des biens qu’elles revendent surtout aux habitants des villes. Les marges commerciales sont substantielles et les bénéfices correspondants sont reversés au budget d’investissement de l’État; mais les prix pratiqués ne reflètent pas la valeur réelle des devises étrangères et par conséquent aboutissent à un transfert de revenus du secteur minier et agricole vers les habitants des villes. Les résultats obtenus par les entreprises d’État dans l’industrie, les transports et les autres secteurs sont médiocres. Le gouvernement a décidé d’étudier de près la justification des entreprises publiques existantes, de fermer quelques-unes des entreprises les moins efficaces, de réorganiser certaines autres, voire de s’associer à des investisseurs privés pour la création de sociétés mixtes.
7. Au cours des dernières années, le niveau d’investissement a été relativement bas du fait notamment de l’insuffisance des entrées de capitaux étrangers. Une grande partie du montant considérable de la dette extérieure a été contractée pendant les 15 années qui ont suivi l’indépendance (1958 – 73). En outre, une forte proportion des nouveaux emprunts (24 % pendant la période 1975-79) a été destinée à financer le déficit de la balance des paiements, les importations courantes, etc. plutôt qu’à des investissements. L’épargne publique est positive depuis 1973 et permet à la Guinée de financer une part substantielle de ses investissements publics; en sens inverse, la Guinée n’a pas pu empêcher une accumulation d’impayés importants au titre du service de la dette extérieure. Malgré de nombreux aménagements de la dette guinéenne, les impayés atteignaient 200 millions de dollars EU en fin 1979; au cours des trois dernières années, ces impayés ont en fait financé près de la moitié du déficit global de la balance des paiements (plus de 100 millions de dollars EU par an). Les réserves brutes de devises représentent à peine un mois d’importations et au cours des dernières années le service de la dette –y compris les emprunts privés– dépassait 50 % des exportations totales. Pendant les quatre dernières années, les paiements effectifs au titre du service de la dette ont représenté 36 % des exportations totales.
8. Depuis 1976, la production minière ayant atteint le plein-emploi des installations existantes, le PIB a à peine augmenté. Pour contrôler l’excès de la demande intérieure et augmenter la production le gouvernement s’est peu à peu engage dans la voie de la décentralisation et de la libéralisation de l’économie et a fait quelques progrès dans les domaines de la monnaie, des entreprises publiques, de la planification des investissements, de la gestion des ressources en devises étrangères et de la politique des prix. La masse monétaire a été réduite tant en valeur absolue qu’en pourcentage du PIS, ce qui a abaisse les prix et les taux de change sur le marché parallèle. L’examen annuel des résultats obtenus par les entreprises publiques, une politique tendant à remettre en État les entreprises existantes avant d’entreprendre de nouvelles constructions et un contrôle accru de l’expansion du crédit améliorent progressivement les perspectives dans ce secteur. Les autorités se rendent de mieux en mieux compte de la nécessité de planifier, de programmer les investissements et de préparer des projets et, depuis peu, acceptent l’assistance technique du système des Nations Unies et l’aide du Groupe de la Banque et d’autres donateurs dans le cadre de projets spécifiques. L’amélioration de la gestion de la dette extérieure et le renforcement de la planification des réserves en devises permettent maintenant de mieux contrôler et gérer la balance des paiements. Les pouvoirs publics sont devenus conscients de la nécessité de fixer des prix rentables pour les ressources (électricité, eau, etc.) et les produits, notamment les produits agricoles, de façon a encourager les petits exploitants à accroître leur production. Le commerce prive a été officialisé en 1979; le Code d’Investissement a été récemment révisé en vue de promouvoir les entreprises privées; en 1980 un Office national de promotion des petites et moyennes entreprises (ONP) a été créé; l’Office dispose maintenant de personnel et a commence ses premières opérations. En 1981, cet office a été transformé en Ministère. Celui-ci cherche activement des financements extérieurs et a entrepris de préparer un premier projet dans ce secteur. Des financements privés étrangers sont recherchés pour des investissements dans le secteur minier, le traitement des minerais, l’industrie, la production hydroélectrique et les plantations industrielles, etc.
9. Malgré les progrès réalisés, la Guinée subit aujourd’hui à la fois les conséquences néfastes de la stagnation et de la dégradation de la balance des paiements. L’économie ne peut pas produire les devises nécessaires pour satisfaire la demande intérieure de biens de consommation, financer le service de la dette extérieure ainsi que les dépenses courantes et d’investissement des projets anciens et nouveaux; mais elle n’est pas non plus capable d’attirer les capitaux étrangers nécessaires pour couvrir le déficit des paiements courants et l’amortissement de la dette extérieure. Malgré les succès récents de la politique monétaire, la monnaie reste fortement surévaluée; de ce fait, la structure des prix comporte de graves distorsions, l’environnement n’est pas favorable à l’expansion de la production, ce qui ne manque pas de freiner la croissance économique et le développement des exportations. Avec la stagnation de l’économie, l’offre des services économiques essentiels est restreinte et les impayés au titre de la dette extérieure s’accumulent. Les principaux secteurs, agriculture et élevage, produisent surtout pour la consommation des familles paysannes du fait de l’insuffisance des stimulants économiques, des facteurs de production, des services de vulgarisation, des infrastructures et des services de commercialisation. Le rythme du développement économique de la Guinée ne permet ni d’accroître le niveau de vie de la population, ni de produire l’épargne intérieure nécessaire pour stimuler la croissance et le développement.
10. Pourtant la Guinée a un potentiel important, notamment dans l’agriculture et les mines, qui est à peine utilisé. Comme 80% de la population dépend du secteur rural, toute stratégie de développement doit donner la priorité à l’augmentation de la production agricole. Des analyses simplifiées de simulation révèlent deux principaux problèmes pour la présente décennie; il y a tout d’abord la difficulté d’accroître les niveaux de consommation privée, notamment dans le secteur rural, du fait de l’augmentation de la consommation publique et de l’investissement nécessaire au développement; le deuxième problème est lié à la persistance des problèmes de balance des paiements. La balance des paiements guinéenne se caractérise par le rôle primordial que les exportations jouent dans la création de recettes courantes. Les opérations des mines qui fonctionnent comme des enclaves sont à l’origine de la grosse majorité des exportations, mais supposent également des importations massives de fournitures et services, des remboursements élevés au titre de la dette privée non garantie, des envois de fonds dans leur pays d’origine par les travailleurs étrangers et d’autres versements a l’étranger. D’une façon générale, les amortissements élevés font que les transactions de capitaux contribuent peu à améliorer la balance des paiements. Les emprunts publics sont généralement contractes sous la pression des circonstances, à des conditions peu favorables, et à des fins qui ne correspondent ni à des priorités sectorielles ni à la nécessité d’accroître la production et les exportations. Les emprunteurs privés et les investisseurs directs sont lents à saisir les occasions qui s’offrent, à cause du climat économique et des incertitudes auxquelles sont soumis les projets. Les projets miniers sont indispensables pour produire le complément de ressources en devises dont les autres secteurs ont besoin, notamment l’agriculture; cependant, les opérations minières ne suffiront pas à assurer la reprise économique. L’exécution de grands projets peut avoir une influence favorable sur la situation de la balance des paiements pendant la deuxième moitié de la présente décennie; mais elle peut aussi aggraver les problèmes de capacité d’absorption du pays.
11. Pour encourager les petits exploitants agricoles a augmenter leur production, il sera nécessaire, du fait de la limitation des ressources dont le pays dispose, de transférer au secteur rural une partie du pouvoir d’achat du secteur urbain et notamment du secteur public. Les mesures visant a limiter la consommation privée en zone urbaine devront être accompagnées d’un contrôle plus strict des dépenses publiques –tant les dépenses courantes de l’État (notamment traitements et salaires) et des entreprises publiques que les dépenses d’investissement public– en vue d’employer les moyens disponibles d’une façon plus productive. Les ressources ainsi libérées pourront être transférées aux petits exploitants agricoles au moyen d’une adaptation de la structure des prix, d’une optimisation de la répartition des investissements, et d’une amélioration de la collecte et de la commercialisation des produits agricoles et du système de distribution. Enfin, des reformes institutionnelles et l’amélioration des ressources humaines permettront d’achever la modernisation de l’agriculture traditionnelle et d’accroître sa productivité.
12. À cet égard, l’augmentation des ressources nécessaires pour stimuler la production agricole proviendra du secteur moderne et notamment des investissements dans les projets miniers, dans le traitement des minerais et dans d’autres industries exportatrices (y compris les plantations industrielles), ainsi que de la remise en État des installations industrielles, des infrastructures et des services publics, enfin de l’augmentation de la qualité de l’enseignement.
13. Il est particulièrement important d’améliorer la gestion de l’économie. La planification et l’administration du système économique et financier ont de nombreux défauts : insuffisance des données et de leur analyse, mauvaise coordination de la planification financière et physique des investissements, faiblesse des moyens de préparation et de supervision des projets, enfin incertitudes de l’aide extérieure pour le financement des investissements. Il est très difficile en Guinée d’évaluer de façon précise les changements intervenus dans les ressources et leur emploi, dans la mesure où une part importante de l’activité économique échappe aux circuits officiels et où les échanges du secteur officiel reposent principalement sur des accords de troc.
14. Les perspectives de développement de la Guinée dépendent surtout de la possibilité d’adapter la politique économique aux ressources limitées dont le pays dispose, puis d’un emploi efficace des ressources que produiront éventuellement les nouveaux projets d’exportation. Les délais nécessaires à la reprise de l’activité agricole, au lancement et à la réalisation des grands projets et à la mise en œuvre de nouvelles politiques économiques signifient que la plus grande partie de la présente décennie sera pour la Guinée une difficile période de transition. L’augmentation de l’aide étrangère, principalement à des conditions privilégiées, permettrait d’atténuer les problèmes de balance des paiements des prochaines années et faciliterait l’exploitation progressive du potentiel de développement considérable dont dispose la Guinée.