Une seule personne ne peut ériger la dictature en système de gouvernance politique. La dictature est à la fois culture et esprit. Son enracinement et sa durabilité sont l’effet du silence, de l’indifférence, de l’accommodement et de la complicité des hommes et des femmes. Ce qui signifie qu’Alpha Condé n’est pas le seul responsable du retour de l’esprit des années Sékou Touré, le seul comptable de la transformation de la Guinée en prison à ciel ouvert, cimetière de l’humain. Il y a aussi ces structures, ces hommes, ces ministres actifs ou silencieux, qui aident à pérenniser la culture de la dictature.

Je pense tout d’abord au général Namory Traoré et aux corps habillés qui garantissent à Alpha Condé la longévité au pouvoir, aux inconditionnels que sont les Kassory Fofana, Kiridi Bangoura, Mory Doumbouya, Baidy Aribot, Bouréma Condé, Mohamed Diané, Amadou Damaro Camara, Damantang Albert Camara, Tibou Kamara, Aboubacar Sylla… À ces fidèles, qui n’hésitent pas une seconde à justifier «légalement» l’injustifiable et l’anormal, il faut ajouter les indifférents : ceux qui, par leur silence, contribuent au maintien du régime dictatorial : Mama Kany Diallo, Amadou Bano Barry, Gabriel Curtis, Rémy Lama, Ismaël Dioubaté, Ibrahima Khalil Kaba, Mamadi Camara, tous les membres du gouvernement. Le principe de la responsabilité collective les accuse : ils ne sont peut-être pas coupables individuellement, mais en tant que membres du régime, ils sont comptables des violences que celui-ci inflige aux esprits et aux corps des Guinéens. Ils peuvent jouer la conscience tranquille, mais ce ne sera pas sans constater une tache de sang sur leurs mains.

Ce n’est pas tout. La dictature prospère en Guinée parce que les autorités morales et religieuses et la prétendue société civile (Dansa Kourouma et cie) ont renoncé à défendre la justice et l’égalité. Ils ont sacrifié sur l’autel des privilèges et du communautarisme l’avenir démocratique de la Guinée. On le voit avec la notabilité de la Haute-Guinée qui préfère le bonheur de Alpha Condé à la justice sociale et économique. La solidarité communautaire s’accommode de la dictature, or la sagesse du Manding commande tout autre: la Charte si célèbre de KourouKan-Fouga accorde un respect religieux à l’humain et à sa dignité intrinsèque. La culture mandingue telle que nous l’ont présentée les historiens avertis comme Séné Mody Cissoko et Djbril Tamsir Niane ne laisse aucun doute sur son potentiel moral à fonder une société juste et égalitaire. Voilà pourquoi à son instrumentalisation par Alpha Condé et ses soutiens, il faut opposer la vigilance et le potentiel humaniste des valeurs mandingues. Et Sékou Touré et Alpha Condé ont trahi l’esprit de leur culture d’origine, comme c’est le cas d’ailleurs pour une grande majorité de la classe politique guinéenne. L’esprit de solidarité tant vanté de nos cultures n’a jamais reçu de traduction politique et institutionnelle : l’Occident individualiste, où la «mort de Dieu» a été proclamée par le nihilisme du XIXe siècle, est plus solidaire et respectueux de l’humain que la Guinée ou l’Afrique aux cultures sociales et aux croyances religieuses fortes… Voilà qui donne à penser.  

Peut-être n’avons-nous pas encore pris la mesure du mal, car il n’est pas rare de voir aussi des journalistes ou des sites d’information prétendant être les meilleurs s’interdire toute critique à l’endroit du régime et certains de ses membres, comme Damantang ou Naité à l’époque ; on voit aussi des universitaires et des intellectuels qui ont décidé de s’engager dans le débat public tout en se dégageant, en prenant le détour de la généralité ou du juste milieu pour renvoyer dos à dos bourreaux et victimes. Il faudra relire Alexandre Soljenitsyne et Raymond Aron, ou alors revisiter les mouvements de lutte anticoloniale pour comprendre ce qu’implique, pour les hommes et les femmes, les journalistes et les intellectuels, l’engagement contre la normalisation de la dictature, donc le combat pour la dignité. Il y a des valeurs qu’on ne peut pas négocier, comme le respect de la dignité humaine.

Professeur Amadou Sadjo Barry

(Québec, Canada)