Traverser les frontières terrestres est interdit entre la Guinée et la Côte d’Ivoire depuis l’apparition de la Covid-19. Officiellement, seul le transport de marchandises est toléré, mais des citoyens en profitent aussi. Une occasion pour les agents de sécurité de les rançonner à souhait. Les rappels à l’ordre n’ont rien changé, la justice reste muette.
Avec l’appui de la CENOZO (Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest), les journalistes Oumar Tély Diallo et Abou Traoré ont enquêté.
Les gouvernements guinéen et ivoirien ont décrété l’Etat d’urgence sanitaire pour limiter la propagation de la Covid-19, installé des postes de contrôle en plus des barrages conventionnels, sur les routes pour veiller au lavage des mains et au port de masque. Mais les forces de l’ordre postées à ces barrages «sanitaires» se sont données d’autres missions : rançonner les usagers.
Sur l’axe Abidjan-Conakry, les postes d’observation tenus par la gendarmerie ont doublé, passant de 7 à 14, explique Ali Touré, convoyeur ivoirien sur l’axe Abidjan-Danané (dernière ville ivoirienne avant la frontière avec la Guinée). Sur la dizaine de villes à traverser sur l’axe Abidjan-Conakry, «on y trouve : douane, police, eaux et forêts, section anti-drogue, agents de santé. Chacun son tarif : Douane, 10 000 à 20 000 FCFA; Eaux et forêts, 500 FCFA ; police, 1 000 FCFA», détaille M. Touré.
Côté guinéen, Junior, convoyeur de marchandises d’Abidjan à Conakry, indique verser jusqu’à 3 200 000 GNF (325 dollars au taux de 1 dollar pour 9 832 GNF à la date du 27 juin 2021). Les montants varient selon les barrages. La quittance lui coûte entre 60 millions et 150 millions GNF (entre 6 000 et 15 000 dollars au taux du 27 juin) selon le poids. «Cela ne nous sert à rien. À chaque barrage on paye. Ils ne fouillent pas la cargaison, ils demandent juste l’argent». S’il paye, dit-il, c’est pour éviter des retards de livraison qui conduirait à des ruptures de stock, donc des pertes, il ne sait pas que c’est illégal.
Syndicats impuissants
Les syndicats de transporteurs, embarrassés, tentent des solutions désespérées. Ahmed Doumbia, secrétaire général de la Confédération des syndicats des conducteurs routiers de l’Afrique de l’Ouest, souligne que des millions de FCFA sont versés aux agents, sans reçu. D’Abidjan à la frontière guinéenne, dit-il, il y a 14 barrages à 2 000 FCFA, «ce qui fait 28 000 FCFA payés sur 640 kilomètres».
Alpha Oumar Sow de la CNTG (Confédération nationale des travailleurs de Guinée), gère la ligne Nzérékoré-Man-Abidjan. Il a expliqué que les chauffeurs, en accord avec le syndicat, ont changé d’itinéraire pour assouplir l’ampleur du racket. Cela marche en Guinée, pas en Côte d’Ivoire : «Côté ivoirien, la frontière est officiellement fermée, les forces de sécurité font payer jusqu’à 5 000 FCFA par passager. Aux bureaux des douanes, de la police, des eaux et forêts, des agents de santé, de la mairie, il faut payer également».
Tanou Nadhel Diallo, secrétaire administratif du syndicat des transporteurs de Labé (Guinée), affilié à la CNTG, trouve une explication au racket : «Il y a 52 articles dans le Code de la route guinéen, aucun chauffeur ne peut les respecter à tout moment. On ne peut pas être en règle à 100%. Alors, ils nous font payer».
Saignée financière
Les paiements indus sur les routes ont fait perdre 33 milliards de FCFA à la Côte d’Ivoire, en 2016, selon l’OFT, Observatoire de la fluidité routière. Cette agence gouvernementale sous tutelle du ministère des Transports ivoirien, veille à la continuité et à la fluidité du transport, routier, ferroviaire, maritime et aérien.
Si en Guinée, il n’y a pas de chiffres sur le racket, le premier ministre, Ibrahima Kassory Fofana, avait reconnu devant les députés, en 2018, que la corruption et les pots de vins font perdre à la Guinée jusqu’à 600 milliards GNF par an (61 021 965 millions de dollars, au taux du 27 juin 2021), tous secteurs confondus.
Une étude réalisée par Afrobaromètre et Stat view international révèle que 63% de Guinéens estiment que la corruption est en hausse; 49% pensent que tous les policiers et gendarmes sont corrompus. Une autre étude des mêmes organisations publiée en août 2020 révèle que 58% des Guinéens ont versé des pots-de-vin aux policiers pour éviter des difficultés aux postes de contrôle. Une tendance à la hausse : 51% en 2017, 58% en 2019, 74% en 2020.
Une culture de la corruption
Paradoxalement, syndicalistes et chauffeurs des deux pays savent, du moins pour certains, que payer indûment est illégal. «C’est illégal, mais ceux qui sont censés appliquer la loi sont ceux-là qui la violent sous tes yeux. Ils te demandent de payer. Si tu les dénonces, ils peuvent te violenter ou te retarder. Alors tu ferais mieux de payer», fulmine Tanou Nadhel Diallo.
Pour lui, le plus dur est encore d’obtenir des preuves contre les forces de l’ordre, il soupçonne une collusion avec la hiérarchie : « La chaîne de corruption va très loin, il y a une complicité». Le ministère guinéen de la Sécurité et de la Protection civile dont les agents sont incriminés a refusé de donner suite à notre demande d’interview.
Ahmed Doumbia de la Confédération des syndicats des conducteurs routiers de l’Afrique de l’Ouest (section de Côte d’Ivoire) se dit conscient qu’ils ont le droit de refuser : «Le commissaire du gouvernement, Ange Kessy, responsable de la cellule anti-racket, nous a interdit de donner de l’argent aux forces de l’ordre. Nous savons que c’est illégal, mais on n’a pas le choix».
Abdoulaye Sylla, président du Collectif des fédérations des chauffeurs de Côte d’Ivoire pense que les chauffeurs, pour la plupart analphabètes, ignorent la loi : «Une fois, un chauffeur a été pris par la police anti racket, il ne savait pas que c’est illégal». Alors, les agents en profitent.
«Ce sont des arrangements. Si nous faisons correctement notre travail, certains véhicules seront immobilisés. Les transporteurs eux-mêmes sont conscients qu’ils ne sont pas en règle, à 100% vis-à-vis de la loi et des dispositions sanitaires liées à la Covid-19», confie un douanier à l’entrée de la ville de Man.
Quant à ses frères d’armes policiers quand nous nous sommes présentés comme journaliste qui voulait savoir pourquoi il confisque certaines pièces de véhicules contre de l’argent, il nous a demandé de nous référer à sa hiérarchie. Après, «il parlera à la presse». Les agents des Eaux et forêts nous ont renvoyés à leur hiérarchie aussi.
Me Brahima Coulibaly, avocat au barreau d’Abidjan, vice-président du Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) milite pour la mise en place d’un mécanisme permettant aux routiers de se plaindre et d’obtenir réparation. Mais il se demande bien si un transporteur peut garer son véhicule et entamer une procédure judiciaire ? «En plus, sur les routes, c’est sa parole contre celle du corps habillé. C’est difficile».
Des lois… inutiles ?
Pour lutter contre la corruption, la Guinée a voté, en 2017, une loi anti-corruption. En plus, le Code pénal guinéen en son article 771 prévoit des peines d’emprisonnement jusqu’à 10 ans et d’amende jusqu’à 10 000 000 GNF. En Côte d’Ivoire, la corruption est punie pratiquement des mêmes peines suivant les articles 28, 29 et 30 du Code pénal. Mais l’application de ces lois se fait attendre.
En Côte d’Ivoire, suite aux nombreuses plaintes des routiers, le Commandant en second de la gendarmerie ivoirienne, le Colonel Major Vako Bamba, a entamé, en avril 2020, une tournée de sensibilisation. «Le gendarme contrôle les pièces du véhicule, l’identité des usagers, seulement si les conducteurs commettent des infractions. Les postes d’observation ne sont pas des barrages, le gendarme est là uniquement pour prévenir, sécuriser, alerter ou renseigner en cas de besoin», rappelle l’officier.
En mai 2021, le chef du parquet militaire ivoirien, le commissaire Ange Kessy, dans un véhicule banalisé a pris des agents en flagrant délit de racket, à l’entrée de Yamoussoukro. Il s’est juste contenté de les rappeler à l’ordre : «Abandonnez ces vieilles habitudes. S’il vous plaît. L’État vous paye déjà», a-t-il dit aux policiers et gendarmes. Aucune sanction n’a suivi. Même pas disciplinaire.
En Guinée, le gouvernement a reconnu le racket en Conseil des ministres le 6 mai 2021. Le ministre de la Sécurité et celui de la Défense ont signé un communiqué conjoint rappelant les forces de l’ordre. Ici, comme en Côte d’Ivoire, aucune sanction n’a suivi.
Sékou Mohamed Sylla, directeur exécutif de l’ANLC, Agence nationale de lutte contre la corruption (agence gouvernementale), explique que c’est l’application de la loi qui pose problème. Sinon, rappelle-t-il, en 2018, le gouvernement guinéen avait publié le même communiqué. «Il faut appliquer la loi, c’est tout», assène-t-il.
Incompétente ou corrompue ?
Dans les deux pays, les médias dénoncent régulièrement le racket, les citoyens aussi. La justice ne réagit pas pour autant. Aucun procureur de Conakry n’a donné suite à nos demandes d’interview sur le mutisme de l’appareil judiciaire. L’un d’eux a dit tout de même : «C’est difficile pour la justice». Pourquoi ? Il ne le dira pas.
Un juge guinéen a lui accepté de donner quelques explications, à titre informel : «Il faut des gens pour arrêter la corruption. Mais le système est enraciné au point que ceux qui luttent contre la corruption se prêtent à la pratique. C’est difficile». Selon le juge, pour réprimer un fait, il faut des acteurs. A leurs côtés, des lanceurs d’alerte comme les médias. Même alerté, si les organes de répression n’ont pas «la main mise (connaissance de la chose) et la main libre (pas d’obstacles politiques), ce sera difficile».
Cette théorie est corroborée par Dr Aliou Barry, Directeur général de Stat view international, expert en gouvernance, représentant de Afrobaromètre en Guinée, pour qui, l’appareil judiciaire doit être soutenu. «Je ne pense pas qu’il y ait de juges compétents en matière de lutte contre la corruption. Il faut les former. Le secteur judiciaire n’a pas assez de moyens».
Pour lutter contre la corruption, il faut la prévention, la sensibilisation, l’éducation civique, dit-il. Monsieur Barry préconise même l’introduction dans le cursus scolaire ou universitaire des cours d’éthique ou de morale. Il estime qu’il n’y a pas aussi suffisamment de sensibilisation sur la corruption. Certains citoyens, selon lui, sont tellement habitués à payer, qu’ils oublient qu’ils contribuent à asseoir une culture de la corruption.
Société civile inefficace
Dans les pays démocratiques, la société civile éduque les citoyens à la bonne gouvernance. En Afrique subsaharienne, elle peine à exister. Dansa Kourouma, président du Conseil national des organisations de la société civile guinéenne, soutient que le contrôle de masque est devenu une occasion pour les forces de sécurité de rançonner les citoyens. «Il y a une multiplication des barrages», regrette-t-il. Pour lui, si les citoyens payent, c’est parce qu’ils ne sont pas informés que c’est de la corruption. «La population est vulnérable à la corruption, elle n’est pas informée».
En Côte d’Ivoire, le président de la Ligue africaine de lutte contre la corruption (Alaco), Alex Nzi Moro Nicaise, trouve que le racket gangrène l’économie, impacte négativement le développement du pays dans la mesure où ce sont des dépenses d’investissement sans reçu : «Ce sont des millions de FCFA qui passent dans les poches des treillis sans traces avec ces centaines de camions qui traversent les corridors au quotidien. Ces passe-droits ne profitent qu’aux forces de l’ordre».
En ces temps de Covid-19, si la pandémie a cloué nombre de secteurs économiques, envoyé des milliers de personnes au chômage, elle a servi à remplir les poches de certaines personnes. Impunément.
Oumar Tély Diallo et Abou Traoré