Dans une interview, le célèbre écrivain guinéen, Tierno Monénembo parle de la question ethnique, particulièrement en Guinée. Bon appétit !
Jean-Zézé Guilavogui : Quand avions- nous constaté progressivement les actes d’ethnocentrisme et de racisme en Afrique en général et en particulier en République de Guinée ? Comment ont-ils évolué négativement ?
Tierno Monénembo : Les conflits dus aux problèmes fonciers et aux différences en matière de culture et de religion sont inhérents à toutes les sociétés. En Afrique et particulièrement en Guinée, le colonisateur (depuis Faidherbe, surtout) a aggravé les différences en sortant les ethnies de leur dynamique historique, en les figeant dans le temps. Et les décolonisateurs qui ont succédé aux colonisateurs n’ont rien fait pour remédier à cet état de fait. Ce qui fait qu’aujourd’hui, un mur de verre sépare nos ethnies qui, sorties du même moule historique et culturel, ont longtemps pratiqué l’osmose et la réversibilité. Dans les temps anciens, un Diallo venu du Fouta-Djalon et installé en Haute-Guinée devenait, après quelques années, un Camara, un Traoré ou un Fofana. Inversement, un Condé venu de Haute-Guinée et installé au Fouta-Djalon, devenait facilement un Bah. Personnellement, je connais plein de Bah de Pita qui sont en vérité des Condé venus de Kankan ou de Kouroussa. A Faranah, Siguiri et ailleurs, on ne compte pas le nombre de Camara ou de Fofana qui ne sont rien d’autre que des Diallo venus de Mamou ou de Dalaba.
Notre malheur est que nos dirigeants ont détourné à leur profit la fameuse règle du « diviser pour régner » chère au colonisateur.
L’ethnie chez nous est une plaisanterie. Savez-vous par exemple que les Peuls, les Malinkés et les Soussous viennent tous des Sarakolés (Les soussous, les vrais, par leur père et leur mère ; les Peuls, par leur mère et les Malinkés, par leur père) ? Savez-vous que ceux que les Blancs ont appelés les Forestiers sont en fait des Proto-Mandingues, c’est-à-dire des Mandingues d’avant la création de l’empire.
Quelles en sont les causes profondes de ces actes ethnocentriques et de racisme en Afrique et en particulier en Guinée ?
De tout temps, les différences ont nourri les conflits. Seulement, la psychologie des sociétés a beaucoup évolué ces dernières années du fait du fulgurant progrès technique, intellectuel et moral. Généralement, les êtres humains s’acceptent mieux aujourd’hui qu’il y a des siècles. Malgré la Somalie, la Syrie et l’Afghanistan, malgré la Birmanie et le Congo, jamais le monde n’a connu une période aussi pacifique. Savez-vous que dans la Préhistoire, 40% de l’Humanité mourait dans les guerres ?
Mais revenons au problème ethnique guinéen. Et permettez-moi de répéter ce que j’ai plusieurs fois dit ou écrit ailleurs : pour moi, le djihadisme et le tribalisme ne sont pas des causes objectives, ce sont les conséquences de la mal-gouvernance. Deux cas illustrent parfaitement cela : la Côte d’Ivoire et la Somalie. Sous Houphouët-Boigny, toutes les ethnies d’Afrique de l’Ouest vivaient en Côte d’Ivoire et elles ne se sont pas fait la guerre ; au contraire, elles ont produit la meilleure économie d’Afrique de l’Ouest. Au contraire, la Somalie qui est peuplée à 100% de Somalis, musulmans à 100%, parlant somali à 100% a éclaté en 5 morceaux à cause des conneries de ses dirigeants.
Ceci dit, les sociétés harmonieuses, ça n’existe pas. Les conflits sont inhérents à la vie humaine. Mais ils disparaissent ou deviennent parfaitement supportables quand la gouvernance est bonne.
Quelles sont les conséquences sur la vie sociale, économique, religieuse et politique dans notre pays ? Quelques exemples africains et mondiaux.
Qu’elle soit familiale ou nationale, les conséquences de la division sont connues, c’est le dysfonctionnement social, la discorde politique et la stagnation économique. Toutes les sociétés divisées sont condamnées à la régression. En Afrique, la Somalie citée plus haut en est un bel exemple, le Rwanda de Habyarimana aussi. Ailleurs, dans le monde, ce sont les conflits ethniques et religieux qui ont eu raison de la belle Yougoslavie de Tito.
Comment faire du jeune Guinéen un acteur et un ambassadeur de la déconstruction des consciences racistes et ethnocentriques ?
C’est simple : il faut le former. Il faut d’urgence lui apprendre son histoire et sa géographie. Au Mali, Alpha Oumar Konaré a institué deux choses qui m’ont particulièrement ravi : la vulgarisation du tourisme scolaire et la diversification des bibliothèques. Lire et voyager, ça civilise la bête humaine !
Notre système éducatif doit faire comprendre au petit Guinéen que sa langue, son village et son ethnie ne sont pas les seuls, qu’il y a d’autres langues, d’autres villages, d’autres ethnies. Qu’il se rende compte dès son plus jeune âge de la diversité ethnique et culturelle de son pays et qu’il se prédispose à l’assumer. Vous savez, la citoyenneté n’est pas une chose innée, ce n’est pas un produit naturel. On ne cueille pas la citoyenneté comme on cueille la mangue. La citoyenneté est un produit artificiel et récent. Elle est apparue (dans sa version moderne tout au moins) avec la Révolution Française de 1789. Je répète que le citoyen, ça ne cueille pas, ça se fabrique. Le citoyen, cela se fabrique de toute pièce dans le moule de l’école, dans celui de l’armée. Question : dispense-t-on des cours d’instruction civique en Guinée ?
Quelle stratégie pour lutter contre le phénomène dans nos pays ?
D’abord, en l’appréciant à sa juste valeur : le tribalisme en Guinée est loin d’égaler celui de certains pays d’Afrique. Mon ami Milly Honomou qui a longtemps vécu au Burundi me disait l’autre jour : « Ici, le tribalisme, c’est de la blague ! Au Burundi, il n’y a même pas la parenté à plaisanterie. Là-bas, c’est 50 000 morts pour le moindre écart de langage». Chez nous, le tribalisme, c’est de la pure et simple manipulation politique. Comme je l’ai dit plus haut, nous n’avons même pas d’ethnie au sens vrai du terme. De ce point de vue, avec un minimum de bonne volonté, il n’y pas de pays aussi facile à gouverner que la Guinée. La configuration malienne par exemple est beaucoup plus complexe : c’est un pays multiracial, multiethnique et multiconfessionnel.
Quel message que doivent porter les jeunes leaders d’opinion de Guinée pour impacter les générations montantes positivement ?
Mon message à moi est le suivant : l’ethnie n’est pas un handicap, ce n’est pas une barrière infranchissable, non plus. Notre diversité ethnique est une richesse. Eh bien, enrichissons-nous mutuellement !
Quel est le rôle des jeunes dans la déconstruction des consciences ethniques et racistes en Afrique et en particulier en Guinée ?
La conscience ethnique n’est pas un délit, c’est même un droit. Le délit, le crime, c’est d’opposer les ethnies les unes aux autres. L’unité nationale, ce n’est pas la suppression des ethnies, c’est la reconnaissance pleine et entière de chacune et de toutes.