Il a la réputation de ne pas mâcher ses mots. Et cela s’est de nouveau vérifié ce mercredi 29 décembre de la part de son éminence le cardinal Robert Sarah. En effet, donnant son point de vue sur la transition en cours dans le pays, à la faveur d’une messe qu’il a célébrée à l’église Sainte-Marie de Dixinn, il y est de nouveau allé avec le franc-parler qu’on lui connaît. Il s’en est ainsi vertement pris aux décisions du colonel Doumbouya de rebaptiser l’aéroport de Conakry au nom de Sékou Touré et de la restitution à la famille de ce dernier des Cases de Bellevue. Mais en dehors de ces deux actes qu’il désapprouve sans équivoque, le cardinal trouve que les autres actions du CNRD vont dans le sens de la satisfaction d’attentes des Guinéens restées trop longtemps inassouvies. En conséquence, il flétrit l’empressement de la classe politique – qu’il appelle à rajeunir son leadership et à sortir du registre ethnique – et la communauté internationale à vouloir aller très vite à des élections. Invitant la junte du colonel Doumbouya à ne céder à aucune pression, il martèle que le problème de la Guinée, ce ne sont pas les élections.
Que le colonel s’inspire des échecs de ses prédécesseurs
Dédiant sa messe à la Paix, à l’Unité, à la Réconciliation et à la Prospérité de la Guinée, le cardinal Robert Sarah a entamé celle-ci en priant pour que Dieu puisse donner au « Président et à ceux qui nous gouvernent intelligence, sagesse, prudence et un cœur bon et généreux pour libérer définitivement le peuple de Guinée, d’une horrible misère qui l’écrase depuis plus de 60 ans ». En effet, dit-il, s’il est admis notamment en Guinée que c’est Dieu qui donne le pouvoir, il convient également de savoir que le « pouvoir qui n’assure pas la promotion de l’homme vers de meilleures conditions de vie, de liberté et de dignité, est une insulte à Dieu, une profanation de son saint Nom ». Et si son éminence met l’accent sur le rôle des autorités actuelles, c’est parce qu’à ses yeux, le leadership qui s’est succédé au sommet de l’Etat guinéen durant les 60 dernières années n’aura pas été à la hauteur. « Dieu nous demande aujourd’hui à nous et surtout à nos dirigeants : qu’avez-vous fait de votre pays et de ses richesses ? Ne l’avez-vous pas bradé, vendu aux seuls profits des pays étrangers avec la complicité d’une poignée de Guinéens corrompus ? Sinon, comment expliquer l’état lamentable, désastreux d’un pays comme la Guinée, dans tous les domaines de l’existence humaine ? Comment les responsables politiques des 60 dernières années de notre indépendance ont-ils répondu à l’attente des besoins primaires de la population, en matière d‘alimentation, en eau potable, en électricité, en santé publique, en infrastructures routières, en matière d’éducation, de développement économique et social et d’équipement de toutes les structures et institutions indispensables au fonctionnement normal d’un Etat de droit digne de ce nom », se demande-t-il en effet ? Considérant en conséquence que les dirigeants ont jusqu’ici déçu, il met en garde ceux qui sont aujourd’hui aux affaires : « M. le Président. Vous ne devez plus décevoir le peuple de Guinée ».
Mamadi Doumbouya Vs Mohamed Béavogui
Et pour cela, le cardinal invite le colonel Doumbouya à avoir avec son premier ministre, Mohamed Béavogui, une relation de collaboration reposant sur une confiance authentique. « Je voudrais supplier le colonel Doumbouya, de travailler en étroite collaboration et avec clarté, franchise et totale confiance avec son premier ministre et son gouvernement composé d’hommes et de femmes qualifiés, compétents, intègres », suggère-t-il au président de la Transition. De même, poursuit-il : « Je le supplie du même coup de ne jamais concevoir ou admettre un gouvernement parallèle qui opère de nuit pour produire des décrets et faire des nominations en catimini et les diffuser nuitamment ».
Hadja Andrée « se déshonore et déshonore son mari »
Mais au-delà de ces querelles et autres mésententes qu’il semble avoir décelées dans les rapports entre le palais Mohamed V et celui de la Colombe, le cardinal Robert Sarah dénonce plus explicitement deux décisions récemment prises par le président de la Transition. « Deux décisions d’une gravité énorme qui ont rouvert de grandes blessures dans les cœurs de beaucoup de Guinéens », précise-t-il. La première dont il dit qu’elle est maladroite est celle qui a consisté dans le fait de rebaptiser l’aéroport de Conakry au nom de Sékou Touré. Le premier président de la Guinée étant polémique, selon le cardinal. Quant à la seconde, « grave et injuste » à la fois, elle renvoie à la restitution à Hadja Andrée Touré des Cases de Bellevue. « Un bien qui n’appartient ni à elle, ni à son mari, mais de lui avoir restitué un bien de Dieu et de l’Eglise », affirme le cardinal Sarah. Ce qu’il explique ainsi : « Le 1er septembre 1961, Sékou Touré a confisqué le domaine du Séminaire de Dixinn qui est un bien de l’Eglise, pour construire les villas Syli destinées à accueillir les hôtes de marques et y organiser des événements solennels, telles que les réceptions du 31 décembre ». Et en acceptant la restitution des Cases de Bellevue, l’ancienne première dame, aux yeux du cardinal « se déshonore et déshonorerait son époux défunt ». Vu que ce dernier « n’a jamais pris un bien d’autrui pour se l’attribuer comme propriété personnelle ». Il ajoute même à l’intention de Hadja Andrée Touré : « les faits historiques ne mentent pas et ne peuvent être manipulés ».
Résister aux pressions
Si le religieux désapprouve donc ouvertement ces deux actes des nouvelles autorités, il nourrit cependant de l’admiration à leur égard par rapport à d’autres actions. En conséquence, il les invite à tenir bon face aux pressions de la communauté internationale et de la classe politique. Celui qu’on décrit comme un conservateur rigoriste trouve d’ailleurs, qu’au-delà de la Guinée, « l ’Afrique perd son temps, son énergie dans des débats inutiles et interminables portant sur des concepts de démocratie et de multipartisme tout à fait étrangers aux exigences de développement social et déconnectés de la culture, de la société et de l’histoire de notre continent africain ». Elevant le bipartisme comme un rempart contre l’ethnicisme du débat politique, il flétrit avec véhémence l’impatience qu’il croit déceler de la part de la communauté internationale quant au retour rapide à l’ordre constitutionnel. « Pourquoi sommes-nous impatients de voir réduit le temps de la Transition ? Pourquoi nos organisations sous-régionales et continentales ou internationales s’acharnent-elles à exercer une pression sur le CNRD pour organiser dans un bref délai des élections rapides ? Quel est le vrai problème de la Guinée en ces temps où nous sommes, et depuis toujours ? N’est-ce pas un problème de développement, d’aménagement de meilleures conditions de vie pour nos populations après l’échec des partis politiques qui ont conduit le pays à la faillite ? Les élections ne résoudront pas les problèmes de fond. Au contraire, elles enliseront le pays dans la misère exécrable. Notre histoire guinéenne illustre bien ce que j’affirme ici », lance-t-il à propos. De fait, pour le cardinal Sarah, le chantier de la Transition ne devrait non pas être l’organisation des élections. Celle-ci devrait plutôt se focaliser sur la reconstruction « de l’homme guinéen, lui redonner une structure morale et une discipline solide ». Et pour cela, « la Guinée doit résister à toute pression étrangère ».
Boubacar Sanso Barry