« …J’ai demandé l’année dernière des munitions pour entraîner mes troupes au tir, mais [je] ne les ai jamais reçues parce que mes dirigeants [politiques] craignent que je m’en serve pour provoquer un coup d’État… », ainsi s’exprimait le commandant Mamadi Doumbouya dans le cadre d’un témoignage livré à l’occasion du colloque organisé à l’école militaire de Paris le 27 novembre 2017 sur le thème de la prise en compte de l’interculturalité dans les actions militaires.
Ironie du sort, un coup d’État militaire, perpétré par le Groupement des forces spéciales (GFS), a renversé le régime du président Alpha Condé le 5 septembre 2021, après que ces fameuses munitions destinées à l’entrainement ont été mises à la disposition du désormais colonel Mamadi Doumbouya. De façon analogue, le double coup d’État intervenu au Mali est l’œuvre du Bataillon autonome des forces spéciales (BAFS) dirigé par le colonel Assimi Goïta. À ce même titre, ce sont les éléments de l’armée burkinabè directement en charge de la lutte contre le terrorisme qui ont pris le leadership dans le coup d’État intervenu dans ce pays.
Ces trois exemples illustrent un paradoxe ouest-africain. Ces unités d’élite des armées mises en place pour défendre leurs pays respectifs contre le terrorisme et d’autres types de menaces, se retrouvent aujourd’hui à la tête de ces États à la faveur des coups d’État, et exercent des fonctions politiques pour lesquelles elles ne sont pas formées.
Par conséquent, il nous appartient de nous interroger si la lutte antiterroriste ou les dérives dictatoriales dans un pays suffisent pour s’accaparer du pouvoir civil sans jamais donner une visibilité sur le retour à l’ordre constitutionnel tel qu’il résulte des transitions malienne et guinéenne. En d’autres termes, au regard des volontés de confiscation du pouvoir politique qui se manifestent dans ces deux pays, sommes-nous en droit de considérer ces forces spéciales comme une imposture ? Comment les pouvoirs civils peuvent-ils se renouveler pour éviter les coups d’État à l’avenir ?
Forces spéciales, des résultats limités dans la lutte anti-terroriste
Les conséquences directes de la guerre en Libye se sont traduites par l’émergence avec acuité de nouveaux problèmes de sécurité et de stabilité dans notre sous-région. La colonne de blindés qui se dirigeait tout droit vers Bamako en 2013 n’a été arrêtée qu’avec le concours de l’armée française. Ce terrorisme, naguère présent dans la zone sahélienne sans représenter un danger direct pour l’État central, est devenu aujourd’hui une menace existentielle beaucoup plus importante pour la survie même de nos États ouest-africains à l’image de ce qui s’est produit sur les parties des territoires de la Syrie et de l’Irak sous le joug de l’État islamique. Rien pourtant ne préparait nos États à cet enjeu de sécurité et de stabilité.
C’est à cet instant que les forces spéciales ont été instituées un peu partout en Afrique de l’Ouest dans le cadre de vastes programmes de réformes des secteurs de la sécurité touchant à la fois la police, la gendarmerie et les armées. La coopération internationale a été d’une grande aide dans cette démarche. Particulièrement, des forces spéciales, unités d’élite des forces armées surentraînées et bien équipées pour tenir tête aux djihadistes ont été constituées et rendues opérationnelles à travers notre sous-région.
Mais il faut avouer tout d’abord que les résultats militaires ne sont pas au rendez-vous, en partie en raison de leur manque d’expérience dans la lutte antiterroriste. Le terrorisme est une guerre non conventionnelle, qui nécessite des stratégies et techniques particulières, et nos armées se retrouvent souvent dépassées par ce phénomène, notamment au Mali, avec un bilan humain et matériel loin d’être satisfaisant. Il faut rappeler que même les armées les plus puissantes au monde continuent de mener cette lutte, sur leurs territoires et ailleurs dans le monde, en se servant régulièrement des expériences acquises de façon très douloureuse pour améliorer continûment leurs méthodes et techniques de lutte contre le terrorisme. C’est en ce sens qu’il est primordial de renforcer nos partenariats avec ces puissances occidentales pour continuer à former et équiper nos militaires et leur inculquer un savoir-faire indispensable aux échanges d’informations et à l’obtention des résultats palpables pour nos forces de défense et de sécurité.
Dans le cas guinéen, c’est davantage le manque de professionnalisme des forces de défense et de sécurité qu’il convient de souligner. C’est un fait qui caractérise notre armée depuis l’accession à l’indépendance de notre pays et en dépit de tous les investissements réalisés dans ce domaine par les gouvernements successifs. Beaucoup de pays voisins ont pourtant réussi à améliorer le professionnalisme de leurs forces armées, notamment le Nigeria, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, pendant que la Guinée se démène encore sur ce sujet. Les forces spéciales n’ont pas réussi à changer cette image peu reluisante.
Les forces spéciales, une solution erronée pour des problèmes réels
Depuis quelques années désormais, ces unités d’élite des forces armées se sont peu à peu éloignées de leur mission initiale et fondamentale de lutte contre le terrorisme et de sauvegarde de l’intégrité territoriale pour se reconvertir de facto en politiques par le truchement des renversements de gouvernements élus. Ce fut le cas au Mali, en Guinée et au Burkina Faso comme évoqué plus haut. Aussitôt arrivé au pouvoir, ces juntes revêtent une forme de pseudo-nationalisme, se drapent dans une sorte de panafricanisme du dimanche, et s’érigent contre la communauté internationale, simplement parce que celle-ci dénonce par principe tous les coups d’État et appelle à un retour rapide à l’ordre constitutionnel.
Cet état de fait pose un sérieux problème, empêche dans nos pays des alternances politiques et pacifiques régulières et altère les acquis démocratiques précédemment enregistrés.
Faire ce constat ne signifie pas qu’il faille occulter les problèmes posés par les régimes civils. La véritable problématique, résultant de l’incapacité de ces pouvoirs élus à satisfaire les besoins primaires de leurs populations, reste tout entière. En ce sens, le tripatouillage constitutionnel et la mauvaise gouvernance doivent être combattus sous toutes ses formes. Comme en Guinée, la modification constitutionnelle irrégulière a représenté la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ce fut le prétexte parfait pour ceux-là mêmes qui ont pourtant été le bras armé du pouvoir d’Alpha Condé pour réprimer les militants opposés à ces révisions constitutionnelles. Au Mali et au Burkina-Faso, c’est l’absence de moyens et de résultats dans la lutte antiterroriste et les problèmes de gouvernance qui ont été évoqués pour justifier les putschs. Il faut avouer que c’est un bien curieux procès fait au pouvoir civil par ceux-là même qui sont formés pour apporter des solutions et mener cette lutte contre le terrorisme.
On retrouve encore des éléments de ces forces spéciales en grand nombre se balader dans les rues avec des équipements tactiques et des engins de guerre, en dehors de tout cadre légal, contribuant au passage à renforcer le sentiment d’insécurité dans nos pays.
Par ailleurs, le fait que nous nous retrouvons, après plusieurs mois déjà, dans un processus de transition où on ne parle encore que de la durée de la transition et du chronogramme en vue d’un retour à l’ordre constitutionnel, notamment en Guinée et au Mali, prouve à suffisance que le recours à ces forces spéciales n’est pas une bonne solution pour diriger un État. Il ne pouvait s’agir au mieux que d’une solution temporaire. Nous observons en outre le mépris opposé par ces autorités militaires à l’égard de la main tendue de la classe politique, la société civile et la communauté internationale afin de collaborer à la définition d’un agenda pour favoriser la sortie de la transition par l’organisation d’élections inclusives, libres et transparentes.
En tout état de cause, nous pouvons effectivement considérer ces forces spéciales comme une double imposture. Une imposture pour avoir délaissé les missions qui leur ont été confiées et pour lesquelles elles ont été chèrement formées aux frais du contribuable, avec un faible résultat dans la lutte contre le terrorisme, notamment au Mali et au Burkina-Faso. Ce délaissement expose ces pays à des risques non maitrisés. Mais plus grave encore, une imposture politique pour avoir trahi les espoirs qu’ils ont fait naitre au lendemain des coups d’État.
K. Bangoura