Leur union pouvait paraître politiquement risquée, mais ils ont tenu bon, et réalisé de grandes et belles choses, au service de la Côte d’Ivoire. Ce vendredi 13 mai, l’Ambassadrice est allée rejoindre, au cimetière de Jacqueville, son héros, l’Ambassadeur. Sa compagne de pratiquement six décennies est allée le rejoindre. Ainsi s’achève une des plus édifiantes leçons d’ouverture d’esprit. Itae Missa est !
C’est une histoire d’amour, qui mêle politique, diplomatie, et aurait pu inspirer un roman, ou même un film, pourquoi pas ! Elle démarre sur un paquebot transatlantique, voguant vers New York, avec de jeunes Africains, partant poursuivre leurs études aux Etats-Unis, en ce début des années 60.
Elle était une toute jeune, belle et brillante bachelière, que la Guinée de Sékou Touré envoyait aux Etats-Unis avec une des bourses d’études que l’Amérique de John F. Kennedy offrait aux Etats nouvellement indépendants d’Afrique. Également sur le transatlantique, un jeune bachelier ivoirien, repéré par un professeur à la retraite, que Félix Houphouët-Boigny chargeait de suivre le parcours des lycéens ivoiriens en France. L’histoire ne dit pas lequel des deux a séduit l’autre. Toujours est-il que la jeune Guinéenne et le jeune Ivoirien, envoyés aux Etats-Unis par des gouvernements dont les chefs d’Etat se haïssaient, tombent amoureux.
En dépit du non-alignement proclamé, la Guerre froide prévalait en Afrique : la Guinée penchant pour le bloc soviétique, et la Côte d’Ivoire résolument pro-occidentale. La jeune bachelière n’était pas une Guinéenne quelconque, tombée amoureuse d’un Ivoirien quelconque. Elle était programmée pour faire partie de l’élite guinéenne, et la voilà qui passe dans le camp de celui qui, pour Sékou Touré, était alors le pire ennemi.
Etait-elle la seule à déserter ? Nombre de jeunes Guinéens ne désertaient-ils pas le pays, à l’époque ?
Beaucoup fuyaient, en effet, la dictature et, souvent aussi, une formation au rabais. Tant et si bien, d’ailleurs, que durant les deux premières décennies d’indépendance, la Guinée était, de loin, le pays d’Afrique qui comptait le plus de citoyens bien formés, de très haut niveau et même franchement brillants à l’extérieur. Mais, ceux-là fuyaient pour eux-mêmes ! Ici, c’est un futur diplomate d’Houphouët-Boigny qui ravit à la Guinée une étudiante envoyée aux Etats-Unis avec une des bourses les plus prisées. Pour Sékou Touré, ce ne pouvait être qu’un coup bas.
Félix Houphouët-Boigny ne tardera d’ailleurs pas à être au courant de la « prouesse » de son jeune compatriote. Il ne s’en vantera pas, mais il saluera, à l’occasion, la beauté, la culture et la distinction de cette Guinéenne, épouse de celui qui sera son dernier ambassadeur à Washington. Dans ces ambassades prestigieuses, on vous envoyait avec votre épouse.
Finirons-nous par avoir les noms des deux têtes d’affiche ? A moins que le film ne se termine mal…
L’histoire s’est achevée dans l’émotion, hier, vendredi, à Abidjan, où ceux qui l’ont connue et aimée ont fait leurs adieux à Fatime Kader, la jeune bachelière guinéenne des années 60. Elle avait fondé, avec Charles Providence Gomis, le bachelier ivoirien du transatlantique, une belle famille, qui a représenté la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny au Canada, au Brésil, au Mexique, aux Etats-Unis…
De retour en Côte d’Ivoire après le décès, en 1993, d’Houphouët-Boigny, Charles P. Gomis sera, tour à tour, conseiller du président de la Banque africaine de développement, ministre des Affaires étrangères, chef d’une éprouvante et interminable mission des Nations unies en RDC, puis, ambassadeur de Côte d’Ivoire en France. A l’aube de ses 80 ans, il espérait, en regagnant la terre natale, enfin une retraite bien méritée. Mais il est aussitôt choisi comme sénateur par le chef de l’Etat, sur son quota constitutionnel.
Charles Providence Gomis était vice-président du Sénat ivoirien, lorsqu’il décéda, en juillet 2021. Sa veuve ne lui aura pas survécu dix mois. Fatime et Charles Gomis, réunis dans l’au-delà, vont peut-être retrouver Sékou Touré et Houphouët-Boigny, pour vider enfin le contentieux né de leur amour. A moins que l’un des deux anciens chefs d’Etat ne se trouve en enfer, en train d’expier… ses œuvres terrestres.
Par Jean-Baptiste Placca