Pris dans la spirale d’une crise économique dramatique, des milliers de Sri-Lankais ont envahi les résidences et les bureaux de l’exécutif.
On craignait des violences. Au matin du samedi 9 juillet, quand des vagues de manifestants ont déferlé dans les quartiers du pouvoir, sur le front de mer de Colombo, le pire était envisageable. Près de 20 000 forces de l’ordre étaient massées pour contenir l’afflux protestataire, dans une nation où la tradition répressive a été durement forgée par la guerre autrefois menée contre la rébellion tamoule.
En face, les foules en colère ciblaient l’homme le plus puissant du Sri Lanka, le président Gotabaya Rajapaksa, ancien militaire et membre d’un clan familial omniprésent dans la vie politique. Depuis le printemps, les Sri-Lankais réclamaient sa démission, l’accusant d’avoir précipité leur île dans une crise économique abyssale. Sans relâche, devant les bureaux présidentiels, le site protestataire improvisé sur l’esplanade de Galle Face scandait « Gota [diminutif de Gotabaya, NDLR], go home ».
Ce jour-là, les manifestants, une véritable marée humaine, ont plus crié et n’ont pas reculé. « Venus à pied, à vélo ou en train en raison de la pénurie générale d’essence, ils ont fait preuve d’une grande détermination, témoigne Harshana Silva, journaliste local. Malgré les grenades lacrymogènes et les tirs visant à les disperser, ils n’ont pas cillé, prêts à risquer leur vie. » Bientôt, les policiers ont été débordés. Les manifestants ont escaladé les grilles des bureaux présidentiels, se dirigeant par ailleurs vers les résidences de Gotabaya Rajapaksa et de son Premier ministre, Ranil Wickremesinghe, dont l’un des bâtiments a été incendié. À l’exception de cet incident, les protestations sont restées pacifiques. Et, si l’on dénombre une trentaine de blessés, aucun mort n’est à déplorer. Bientôt, l’assaut du peuple s’est mué en une visite joyeuse et inédite du palais. Tout en prenant des selfies, les manifestants ont sauté sur les lits des chambres de la résidence, fait des plongeons dans la piscine et essayé l’équipement de la salle de gym. L’exploration citoyenne s’est poursuivie ce dimanche dans la bonne humeur.
Inflation de 54,6 %
Retransmises sur les réseaux sociaux, ces images insolites célèbrent une victoire populaire : à l’approche des manifestants, Gotabaya Rajapaksa a fui, sous escorte militaire, la capitale et a fait savoir qu’il démissionnerait le 13 juillet. Son Premier ministre a lui aussi proposé de se retirer. « L’ampleur et la force de la protestation ont été sans précédent, résume Ahilan Kadirgamar, économiste et vice-président de l’Association des enseignants universitaires, qui participait au rassemblement. C’était un grand jour pour la démocratie. »La patience des Sri-Lankais était, certes, à bout. Avec une inflation record de 54,6 % en juin, la crise économique ne cesse d’intensifier les pénuries de denrées alimentaires, de médicaments, d’électricité et de carburant. L’économie de la nation de 22 millions d’habitants est victime d’un « effondrement total », selon les termes du Premier ministre, alors que cette crise est imputée à l’arrêt du tourisme et à la perte des devises étrangères sous l’effet de la pandémie de Covid-19.
La population, appuyée par l’opinion des experts, y a vu l’impact d’une mauvaise gestion du clan Rajapaksa, incarné par le frère aîné Mahinda Rajapaksa, élu à la tête du pays de 2005 à 2015 et flambeau de la politique nationaliste cinghalaise. Avec d’ambitieux projets visant à transformer le Sri Lanka, son frère et lui ont accéléré l’endettement du pays et se sont attiré des soupçons de corruption. « La prise du 9 juillet des résidences et bureaux présidentiels est parlante, car ces bâtiments sont maintenus luxueusement grâce à l’argent public, alors que le gouvernement clame avoir les caisses vides pour se procurer les denrées de première nécessité », commente le défenseur des droits de l’homme Ruki Fernando.
Gouvernement d’unité
Entre espoir et déroute, la capitale sri-lankaise encaisse à présent le séisme politique provoqué par les manifestations. À commencer par le constat d’un président en fuite, dans une île à la dérive. Certaines sources le disent à bord d’un navire militaire au large de l’île. Son refus de démissionner sur-le-champ – il a donné la date du 13 juillet – suscite aussi la méfiance.
Avant la tenue d’élections législatives, la route devrait être longue. Le poids de l’instabilité politique s’ajoute au fardeau du Sri Lanka. « Mais le changement politique était nécessaire pour affronter légitimement la crise économique », estime Ahilan Kadirgamar. Dimanche soir, les partis d’opposition, divisés et minoritaires, ont néanmoins réussi à annoncer un gouvernement intérimaire « d’unité ». Ils savent que le temps presse. Dans les rues, les citoyens ont gagné un combat politique, mais ils continuent à s’appauvrir de jour en jour.
Par Vanessa Dougnac, à New Delhi