Conférence. Guerre en Ukraine, crise alimentaire, périls sécuritaires : des spécialistes plaident pour une prise en main par les Africains de leurs défis. (Par Le Point Afrique)

Le 24 février dernier, la guerre russe qui s’est abattue sur l’Ukraine n’a pas tardé à quitter les seuls rivages de la mer Noire pour le continent africain. En moins de trois semaines, les experts ont analysé que les conséquences seraient terribles pour l’Afrique, à tout point de vue. C’est-à-dire non seulement sur le plan alimentaire, Russie et Ukraine jouant un rôle majeur sur le marché agricole mondial, mais aussi au niveau géostratégique. De plus, cette guerre est intervenue dans un contexte de polarisation des antagonismes entre les grandes puissances. Cela a été constaté très rapidement, la Russie a immédiatement battu le rappel de ses amis et obligés pour tenter d’isoler diplomatiquement l’Ukraine et ses alliés. Tandis que la communauté internationale a cherché, pour sa part, à contrer Moscou, jusqu’en Afrique, où continuent de défiler Américains, Allemands ou Français. L’objectif pour chaque camp est de montrer aux pays africains qu’ils ont un rôle géostratégique essentiel et sont des alliés cruciaux sur les questions les plus brûlantes de l’actualité internationale. Seulement, s’il peut sembler évident du point de vue occidental que la Russie a trouvé des relais certains dans les pays du Sud, rien n’est moins sûr.

Une période de transition géopolitique et géoéconomique

Dans ce contexte, et sans pour autant sous-estimer les implications de la situation internationale actuelle, comment l’Afrique peut-elle s’extirper de cet agenda mondial et trouver des réponses qui lui sont propres pour faire face aux nombreux défis qui l’assaillent ? Pour Bakary Sambe, directeur du think tank sénégalais Timbuktu Institute, « nous sommes dans un entre-deux, avec un air d’ancien et de nouveau temps, et une véritable guerre qui n’est pas si froide que cela », a-t-il affirmé. « Larry Diamond rappelait dans son livre Ill Winds (Vents malades, 2020) la combinaison de trois éléments qui allaient nous plonger dans un monde nouveau et difficile à comprendre : l’insouciance américaine, l’ambition chinoise et la colère russe. Nous sommes installés dans une « paix chaude », sous laquelle bouillonnent des antagonismes que l’on essaie de régler par des conflits par procuration, par pays interposés : la Syrie en est un exemple parfait, et le Mali se dirigerait dans le même sens, selon certains », a analysé cet expert à l’occasion de la sixième édition d’Apsaco, l’une des conférences phares du think tank marocain Policy Center for the New South, organisée cette année à Rabat, au Maroc, et qui a réuni de nombreux experts, chercheurs, diplomates et militaires. Au menu des échanges : les questions de sécurité, de géopolitique et de géoéconomie.

Et, à l’issue du rendez-vous de Rabat, des échanges d’une très grande densité qui ont mis en lumière la complexité de l’analyse de l’environnement sécuritaire, géopolitique et économique en Afrique. « La situation internationale actuelle se caractérise par le chevauchement des développements profonds et des transformations qui résident dans la confrontation entre l’occident et la Russie, le conflit sino-américain, mais aussi les transitions sous toutes leurs formes, qu’elles soient énergétiques, démographiques, climatiques ou technologiques, sans perdre de vue la question sanitaire », a souligné Rachid El Houdaigui, associé principal du Policy Center, qui a invité les Africains à poser un regard scientifique sur ces débats. En effet, selon lui, « ces périodes de transition offrent aussi des opportunités, mais la difficulté est que l’accélération des opérations ne facilite pas une résolution précise des tendances qui émergent même à court terme ». « Le deuxième point est que nous vivons dans une grande période de volatilité que ne pouvons pas sous-estimer, mais l’avenir se construit justement dans les périodes de crise de transition », a-t-il mis en exergue.

Une multitude de conflits

Cette année, l’Apsaco a choisi d’explorer ces sujets sous le prisme des questions de sécurité, de gouvernance et développement, deux thèmes qui occupent l’actualité africaine dans son ensemble. Sur 32 conflits armés recensés dans le monde, 15 se déroulent en Afrique, soit 47 % de tous les cas. L’Afrique a par ailleurs été en 2021 la région du monde traversée par le plus grand nombre de crises sociopolitiques, 40 au total, suivie par l’Asie avec 24 crises. Il y a eu pas moins de quatre coups d’État réussis au Mali, au Burkina Faso, en Guinée, au Soudan et au Tchad, soit le plus grand nombre de coups aboutis depuis 1999, a résumé un intervenant. Au-delà de tenter de comprendre dans quelle mesure la guerre en Ukraine est en train de changer la donne stratégique internationale et comment l’Afrique doit regarder cette réalité en face afin de se donner les moyens de bâtir de nouvelles réflexions et enfin de tracer une feuille de route d’action, l’objectif de ce rassemblement de spécialistes est aussi de pointer les faiblesses qui freinent la sécurité et le développement en Afrique. « Dans beaucoup de nos pays, lorsque nous voulons tout simplement renouveler la classe dirigeante, nous pouvons nous retrouver dans une crise très violente et parfois dans une guerre civile avec des centaines ou des milliers de morts, a pointé le général Mohamed Znagui Sid’Ahmed Ely, chef du département défense et sécurité au sein du G5 Sahel, alors que le renouvellement de notre classe politique doit être l’occasion de jubilation pour ceux qui veulent se débarrasser de ceux qui sont au pouvoir et aussi pour ceux qui sont satisfaits du travail des dirigeants qui sont au pouvoir », a-t-il analysé.

« Nous avons noté ces dernières décennies que nous souffrons beaucoup de conflits entre les communautés ethniques, avec pour conséquence la mort d’au moins un million de personnes », a-t-il poursuivi. Le fait d’appartenir à un certain groupe religieux peut être désormais source d’insécurité. Il y a aussi les violences de genre : à certains endroits, le fait d’être une femme peut être source de discrimination. Ces mêmes conflits existent entre les générations, les jeunes reprochant aux anciens de ne pas avoir créé des conditions favorables à leur épanouissement plein et entier. Et la liste est assez longue, car nous souffrons si ce n’est encore plus des conséquences du réchauffement climatique. » Pour ce spécialiste, le point commun entre ces conflits, c’est leur spécificité sociale. « Les mécanismes de prise en charge de ces conflits dans le cadre de nos efforts de prévention doivent être centrés sur les communautés elles-mêmes pour pouvoir garantir une appropriation et promouvoir une participation de tous ceux qui souffrent de ces conflits, a-t-il insisté, les mécanismes doivent également être dans une dynamique qui leur permette de se réadapter de manière à toujours être en adéquation avec le contexte dans lequel ils sont déployés du fait de la volatilité des contextes. Les mécanismes doivent aussi être différenciés parce que les conflits dépendent aussi de l’espace où on se trouve, donc une approche locale de la gestion des conflits est fondamentale, en n’oubliant pas, bien entendu, la transversalité de la plupart de nos conflits », a-t-il conclu.