Je ne regrette pas d’avoir écrit ce roman. Je ne regrette pas de lui avoir donné ce titre. Les intellectuels guinéens sont de drôles de bestioles, en effet. Quand je le publiais en 1979, je pensais naïvement que l’espèce dont je parlais était fortuite, éphémère, condamnée à disparaître en quelques années. Quarante-trois ans plus tard, je suis forcé d’admettre avec une amertume qui me fend le cœur qu’elle reste la même : veule, opportuniste, complaisante ; sans idéal et sans ambition ni pour elle-même ni pour son pays.
Non, l’intellectuel guinéen n’est pas la solution. C’est lui le problème numéro un, la source de tous les autres. La faute à qui si la Guinée est en lambeaux ? A nos « crapauds-brousse », pardi ! Nos intellectuels sont responsables, doublement responsables et de leurs propres malheurs et des malheurs du pays. Que dire d’une élite qui refuse de penser ? Que dire d’une élite qui refuse de rêver ? Que dire d’une élite qui refuse de s’élever ? Que dire d’une élite qui refuse de résister ?
Inutile de donner des chiffres ou de tracer des courbes, le bilan de notre indépendance est connu de tous : désastreux, archi-désastreux sur le plan économique comme sur le reste ! C’est ce qui arrive quand les lettrés renoncent à eux-mêmes. Si 1958, ceux-ci s’étaient armés d’un minimum de courage et de lucidité, on n’en serait pas là aujourd’hui. C’est quand il est encore chaud, qu’il fait battre le fer ; c’est dans l’œuf qu’il faut crever les dictatures. Sékou Touré, on pouvait parfaitement le contrôler en s’opposant dès le début au parti unique et à la répression sauvage qui s’en est suivie. La démagogie ne mène nulle part.
S’opposer à la colonisation ne suffit pas pour faire de vous un demi-dieu d’autant que le bourreau du Camp Boiro ne fut pas le seul dans ce cas. Ce sont tous les Guinéens qui se sont opposés à la colonisation. Ce sont tous les quatre partis politiques représentés à l’Assemblée Territoriale qui ont appelé à voter Non.
Le genre humain est en danger quand les intellectuels se délestent de leur esprit critique. Car c’est bien cela qui eut lieu dans notre pays au début de l’Indépendance : la démission totale et entière des nôtres. Ce qui leur valut la corde au cou et le supplice de la « Diète Noire » et au pays, l’enfer économique et social que l’on sait. Il ne restait plus aux survivants qu’à fuir le fauve Sékou Touré après l’avoir aidé à aiguiser ses crocs. Le pire, c’est qu’après la mort de celui-ci, ils sont revenus mais en ordre dispersé, sans projet et sans stratégie, rien que pour lorgner des petits jobs et traficoter des parcelles à lotir. Ce qui a laissé la porte ouverte à la perpétuation de la dictature.
Le rôle d’un intellectuel, c’est de nourrir l’ambition collective, c’est de maintenir le rêve, c’est de susciter l’élan historique, pas de faire des courbettes, pas de jouer aux poules de basse-cour, pas de picorer dans le purin du quotidien. Ce qui se passe en ce moment sous Mamadi Doumbouya me fait penser à ce que j’ai vu dans les années 60 sous le règne du PDG. D’un côté, une dictature en gestation, de l’autre, des intellectuels occupés à regarder ailleurs. Je vous préviens, mes chers collègues : ce qui est arrivé aux Barry Diawadou, Magassouba Moriba, Karim Fofana, Gbama Mathos, Alioune Dramé et autres, va nous arriver bientôt. Et j’espère vivement que ce jour-là, il n’y aura personne pour nous pleurer. Il existe des choses sur lesquelles, nul ne doit fermer les yeux. En tout cas, pas un intellectuel.
La vie est foutue quand un Diallo Telli ou un Fodéba Keïta apporte un soutien aveugle à un fumiste comme Sékou Touré.
Tierno Monénembo