Ce propos n’est ni d’un  journaliste professionnel, ni d’un collaborateur de service de M. Souleymane Diallo, ni d’un participant à la journée de reconnaissance et d’hommages qui lui a été organisée à titre anthume, le 29 Octobre 2022. Il est celui d’un universitaire, d’un observateur et d’un lecteur permanent du journal Le Lynx. Que l’on veuille bien le lire dans ce cadre.

Dans les années 1990, le fondateur du journal Le Lynx, M. Souleymane Diallo, pouvait se frotter les mains. Il avait atteint l’âge de la maturité et du discernement, avait cultivé le savoir et le savoir-faire et accumulé une riche et longue expérience ; il était intellectuellement mûr et suffisamment prêt pour observer le monde, raffiner ses idées et se construire une belle carrière d’héritier et de rédempteur. 

Non sans surprise, il choisit de consacrer celle-ci au service de sa Guinée natale, à l’Afrique et le monde, tous étant dans le besoin de messages clairs de mobilisation et d’éducation citoyenne, gage certain pour vivre ensemble dans la paix et le bonheur partagé. Non moins important était aussi le contexte politique guinéen, africain et international qui pouvait lui permettre de décliner son front de combat, de le modeler et de le mener dans la durée du temps et ce, sans relâche, sans ambages, sans parti pris et sans intérêts matériels. Quatre faits historiques importants marquent et déterminent ce contexte politique:

  • L’effondrement de l’URSS : Dans les années 1980 apparaissent les premiers signes précurseurs de cet effondrement infaillible, notamment la politique de réformes nouvelles et profondes (la perestroïka) sous le leadership de Mikhaïl Gorbatchev (huitième et dernier dirigeant de l’URSS) qui conduit au passage progressif au pluralisme, aux candidatures libres et multiples aux élections, à la formation et l’animation des associations politiques, à l’éclatement du Parti Communiste de l’Union Soviétique et, finalement, à l’effondrement de l’URSS, le 26 Décembre 1991.
  • La chute du mur de Berlin : Les Allemands de l’Est et de l’Ouest, en union des cœurs et d’actions, venaient de briser le mur de Berlin qui les séparaient, en Novembre 1989. Loin d’être un simple effet de circonstances fortuites, ce fut une nouvelle ère qui s’ouvre et qui annonce au monde entier la réunification de l’Allemagne, l’échec du bloc de l’Est et, par-delà, la fin de la guerre froide et de la division du monde en deux blocs antagonistes. 
  • La fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1991: Résultat d’un long et minutieux processus de luttes et de résistance à l’échelle africaine et internationale, elle venait d’être annoncée au monde par le Président sud-africain d’alors, Frederik De Klerk ; elle mit ainsi un terme à un régime ségrégationniste entre Blancs et non-Blancs qui a prévalu en Afrique du Sud depuis les années 1948. Ce fut la consécration d’un long rêve et le début d’une nouvelle ère tant pour les Sud-africains que pour tous ceux qui et celles qui aspirent à la paix et à la liberté partout dans le monde.
  •  La fin des Partis uniques et l’apparition du multipartisme en Afrique : La plupart des pays africains de l’époque venaient d’abandonner les Partis politiques uniques pour adopter le multipartisme qui pouvait conduire à des candidatures et aux élections pluralistes. Tel fut le cas des pays suivants : la République Centrafricaine et le Sénégal en 1981 ; l’Algérie, la République Arabe libyenne, la République démocratique de Madagascar et la République démocratique de Madagascar en 1989 ;  le Bénin, le Cameroun, le Cap-Vert, les Comores, la Côte d’Ivoire, la République du Congo, la Guinée-Bissau, le Mozambique, la  Zambie et la  Zambie en 1990 ; l’Angola, le Gabon, l’Ethiopie, le Kenya, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Rwanda, le Sao Tomé-et-Principe, les Seychelles, la Sierra Leone,le Togo et le Zaïre en 1991 ;  le Burundi, le Djibouti,  la Guinée Equatoriale, laTanzanie et le Tchad en 1992.

La Guinée n’échappera pas à ce nouveau contexte politique de changements d’idées, de mentalités et d’habitudes. Mais si la démocratie, telle que nous l’entendons de nos jours, commence avec l’avènement du multipartisme, alors la Guinée ne rejoindra les nations libérées de la domination des Partis politiques uniques qu’à partir des années 1990. D’abord, le Parti Démocratique de Guinée (PDG) qui conduit la Guinée à l’indépendance politique et préside aux destinées du pays pendant 26 ans est supprimé, disons dissout, en 1984 par une junte militaire fraîchement arrivée au pouvoir. La constitution, également dissoute, est rétablie 6 ans plus tard par un référendum. Une fois adoptée, elle autorise le multipartisme en 1992, les candidatures libres aux élections et la liberté de la presse, sans savoir assez sur ce qu’il fallait faire avec.

Fin observateur et actif participant, Souleymane Diallo se saisit l’occasion pour « bâtir son empire sous le soleil levant » autour duquel se rivalisent aujourd’hui mythes, légendes et célébrité à n’en pas finir, à n’en pas douter ; les hommages fusent de partout, à juste titre surtout de la part des hommes et des femmes des médias qui, le mieux, savent l’écouter et l’apprécier. M. Souleymane se fait aussi, à des degrés variés, des aigris et des jaloux ; ils savent l’écouter mais se refusent de se rendre à l’évidence.

De par ses qualités exceptionnelles, M. Souleymane fait du Lynx un immense monument historique en Guinée et dans toute la région ouest africaine ; il en fait le Molière, le Canard enchaîné, le Crocodile ou le Cafard libéré à l’image et l’imagination du génie créateur guinéen. La Guinée en sort grandie et vivifiée.

Désormais, au-delà du style rédactionnel particulier et des sujets traités bien choisis, les pamphlets, les sobriquets et bien d’autres formes d’expressions satiriques verbales, écrites ou caricaturales introduits ici et là érigent domiciles dans la cité, dans nos goûts et dans nos habitudes ; elles deviennent sources d’identité et de référence inépuisables pour des milliers de lecteurs et lectrices du Lynx. Cela a permis de bousculer bien de vieilles habitudes rétrogrades dans le pays et au sein de bien de Guinéens et Guinéennes. 

Tout cela fut possible parce que M. Souleymane imprime à son rythme de travail et au travail lui-même des marques et des distinctions à la fois rares et attrayantes  qui se complètent sans se confondre : la « neutralité positive », l’engagement à la fois imbattable et invincible, le respect absolu des lois et des normes prescrites en la matière, la liberté de mouvement et de ton et, naturellement, le sens de collaboration et de la synergie d’action. 

J’imagine bien le plaisir et le confort moral que M. Souleymane tire de son travail de ce type de journaliste, de doyen de la presse guinéenne et du fondateur du journal Le Lynx. Pour comprendre les sentiments d’une personne consciente face à des réalités qu’elle vit, il faut, dit-on, s’imaginer d’être à sa place.

Aussi, en lisant Le Lynx ou en écoutant M. Souleymane, on décèle en lui d’autres qualités qui sont difficiles à voiler : la peur d’avoir peur qui le pousse ainsi à braver l’inconnu, à combattre les tabous et à vouloir combler le vide devant et autour de lui. Il « s’en fiche » des intimidations d’où qu’elles viennent et où qu’elles le conduisent ; dans l’un ou dans l’autre cas, elles n’ont jamais arrêté ou altéré son travail : il « poursuit inexorablement son aventure de combattant infatigable ».

 J’imagine bien les obstacles, les tâches et les obligations auxquels M. Diallo est permanemment confronté : les intimidations de nature à le décourager, les réunions parfois longues et huileuses, les débats sur des thèmes sensibles et occultés, les discussions avec des personnes inconnues auparavant, les visites dans des zones reculées, etc. Je comprends quand son épouse compare Le Lynx à une coépouse, non moins jalouse.

Considéré comme icône ou baobab, « arbre mythique et chargé d’histoire », le destin se leva, arracha Souleymane Diallo du lugubre exil et le tendit à sa mère patrie, la Guinée. Et comme Soundiata en 1235, il a vite compris que l’histoire commence et s’écrit  à partir de la maison-mère. Hommages mérités à toi !

Par Pr Maladho Siddy, Historien,

Université de Sonfonia – Conakry/Guinée