Les narcotrafiquants profitent de l’explosion du commerce maritime mondial et inondent les docks de leur marchandise. Les profits générés dans les villes portuaires sont considérables.
Ils mesurent 12,20 m de longueur, 2,43 m de largeur et 2,59 m de hauteur dans leur version la plus commune. Ils sont rouges, verts, bleus, rongés par la rouille ou fraîchement repeints, et s’empilent comme des Lego le long des quais. Les conteneurs, ces boîtes métalliques qui circulent nuit et jour sur le port belge d’Anvers, sont devenus le symbole du rayonnement de la ville, surpassant presque Rubens et les diamants, auxquels la cité flamande était jusqu’alors associée.
Anvers en voit défiler des quantités astronomiques, 12 millions l’année dernière, ce qui en fait l’un des plus gros ports européens, avec son voisin néerlandais de Rotterdam. Mais avec les conteneurs se sont engouffrés tous les trafics et notamment le plus lucratif d’entre eux, celui de la cocaïne, venue d’Amérique du Sud. Le port belge concentre près des trois quarts des importations européennes de produits agricoles du sous-continent – bananes, ananas, bois –, dans lesquelles se cachent souvent les cargaisons de drogue. Il est donc en première ligne face au tsunami de poudre blanche qui déferle sur l’Europe.
Les opérations antidrogue sont quotidiennes. Le jour de notre visite cet automne, sur le quai n° 361, les douanes ont trouvé 6 tonnes de poudre, dissimulées dans deux citernes en provenance du Guyana, ce qui constitue l’une des plus importantes saisies de l’année. Le record reste l’interception de 11,5 tonnes en une journée, l’an dernier.
Connecté aux quatre coins de la planète, le port maritime, avec ses 150 kilomètres de docks sur l’estuaire de l’Escaut, enserre la ville d’Anvers. Il la nourrit et lui impose son rythme effréné. L’économie légale est tournée vers le port, qui génère environ 65 000 emplois directs et quatre fois plus avec les emplois indirects ; l’économie grise, aussi. Le narcotrafic pèse plus de 50 milliards d’euros, soit 10 % du produit intérieur brut de la Belgique. Les restaurants et hôtels de luxe se sont multipliés dans la ville pour blanchir une partie de l’argent sale. Ils ne sont pourtant que la partie émergée de l’iceberg. En moins de cinq ans, Anvers est devenu l’épicentre d’un trafic que personne ne parvient à endiguer. Au point que l’agence antidrogue américaine, la DEA, compare cette déferlante à celle qui a frappé Miami dans les années 1980.
« Autrefois, la traversée de l’Atlantique était un obstacle. Désormais, l’Europe se trouve dans le jardin de l’Amérique », fait remarquer Antoine Vella, spécialiste cocaïne de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). En 2021, les douanes et la police du port belge ont saisi un total record de 90 tonnes, 30 % de plus que l’année précédente. La croissance est vertigineuse : plus du double de ce qui était intercepté en 2016 et dix fois plus qu’en 2013…
En 2022, à la fin octobre, déjà 75 tonnes ont été saisies. Presque autant ont été découvertes aux points d’embarquement ou avant d’arriver sur les docks anversois. Tous les ports européens de la façade atlantique et méditerranéenne, du plus vaste au plus discret, sont devenus le terrain de jeu des narcos, toujours en quête de nouvelles routes. Au total, plus de 250 tonnes ont déjà été saisies cette année dans les terminaux à conteneurs européens.
L’augmentation des prises n’est pas seulement due à l’efficacité des enquêteurs et des forces de l’ordre. Elle est surtout le résultat d’une offensive sans précédent des cartels de la drogue qui ont entrepris d’inonder l’Europe en profitant de l’intensification du commerce maritime mondial. À Anvers, les autorités savent bien que les saisies ne représentent qu’environ 10 % de la quantité qui transite par le port. Les douanes concèdent que moins de 2 % des conteneurs sont inspectés en entrant dans l’enceinte portuaire. La cocaïne s’infiltre partout, transforme l’économie et contamine toute l’activité humaine. Le Vieux Continent est en passe de devenir le premier marché mondial, devant les États-Unis.
Grenades et fusillades
Stephan Vanfraechem, le PDG d’Alfaport Voka, la structure qui regroupe les 400 entreprises actives sur le port, ne peut que constater l’ampleur prise par le trafic. « Toute la ville est impactée, raconte-t-il. Anvers devient dangereux. La criminalité progresse à vue d’œil. Il y a cinq ans, au sein de notre conseil d’administration, personne ne parlait vraiment de la cocaïne, c’était une question marginale. Aujourd’hui, elle occupe 90 % de notre temps et de nos préoccupations. »
Les dizaines de milliers de travailleurs sur le port sont de plus en plus sollicités par les narcotrafiquants. « Les informations qui permettent de savoir sur quel quai et à quelle heure arrive tel conteneur sont devenues vitales pour le déchargement de la cocaïne, explique-t-il. Des collègues ont été contactés sur des parkings en sortant de leur travail ou dans des cafés fréquentés par les dockers. Cela devient très visible. Nous n’avons pas encore d’assassinats, comme aux Pays-Bas, mais ce n’est qu’une question de temps. »
L’été dernier, les grenades ont volé bas et les fusillades à l’arme automatique ont crépité dans le centre-ville. Les règlements de comptes se multiplient pour le contrôle des docks et de leurs accès. Pour la criminologue Charlotte Colman, de l’université de Gand, « les motivations qui sous-tendent ces attaques sont toujours les mêmes : intimidation, avertissement ou représailles. » Lorsqu’une cargaison s’égare, en cas de saisie, il faut débusquer les coupables et les faire payer.
Au Havre comme à Anvers
Les revenus générés par le trafic donnent le tournis. Paul Meyer, ancien contrebandier devenu narcotrafiquant, qui a fait la pluie et le beau temps sur le port pendant vingt ans, en donne un aperçu. Au volant de son coupé Mercedes, il franchit les grilles du port et les sas de sécurité comme d’autres entrent dans un moulin.
« Le port d’Anvers est une vraie passoire », fait remarquer cet ancien bandit qui n’a aucun mal à accéder aux docks d’où débarquent les marchandises en provenance d’Amérique du Sud. Condamné à dix ans de prison en 2009 pour l’importation de dizaines de tonnes de drogue, il aurait amassé, avec son gang, des gains de plus de 700 millions d’euros. Depuis, il dit s’être rangé.
Les employés des ports sont bien sûr en première ligne. Anvers et Rotterdam sont l’épicentre, mais, par ricochets, les ballots de poudre arrivent sur les docks de tous les ports européens. Le quartier de Borgerhout, à Anvers, comme celui des Neiges, au Havre (Seine-Maritime), est soumis à l’économie de la drogue. Le trafic entraîne avec lui des montagnes d’argent, des explosions de violence et des méthodes criminelles propres aux narcotrafiquants.
Au Havre, premier port français de conteneurs, les douanes ont intercepté 12 tonnes en 2021, la moitié des saisies nationales. « Le phénomène y est clairement similaire à celui qu’on observe à Anvers », note Stéphanie Cherbonnier, la directrice de l’Office anti-stupéfiants (Ofast). Mêmes organisations, mêmes méthodes.
Guillaume Perrier (In Le Point)