Le patron de JPMorgan était l’invité du gala de la French American Foundation : Chine, Ukraine, réseaux sociaux… Il s’est exprimé sans langue de bois.
Le 28 novembre, les portiers étaient un peu à cran devant le Palais de Chaillot, place du Trocadéro, à Paris. « On n’ouvre pas avant 19 h 30 », assenaient-ils à la petite foule endimanchée arrivée dès 19 h 20 pour profiter du cocktail et du dîner de gala annuel donné par la prestigieuse French American Foundation, un club ultra-select créé en 1976 à l’initiative des présidents Gerald Ford et Valéry Giscard d’Estaing pour rapprocher les deux rives de l’Atlantique en identifiant les leaders de demain, comme le président Emmanuel Macron (promotion 2012) ou le secrétaire d’État américain Antony Blinken (2000).
Mais dès 19 h 30, la vedette de la soirée a fait son apparition. Reconnaissable à sa chevelure argentée, Jamie Dimon, 66 ans, patron de la JPMorgan Chase Company et « banquier le plus puissant du monde » selon les organisateurs de l’événement, serrait toutes les mains qui se présentaient à lui. Sans jamais se départir de son sourire ultra brite à la Dean Martin. Le savoir-faire de l’élite new-yorkaise.
500 « leaders », de Thomas Pesquet à Patrick Pouyanné…
Après l’ancien administrateur de la Nasa Charles Bolden, le couturier Ralph Lauren, le fondateur de Snap Evan Spiegel, et celui de Microsoft Bill Gates, c’était donc au dirigeant de l’établissement aux plus de trois trillions de dollars sous gestion (oui, on parle bien de 3 000 milliards de dollars) et 288 000 salariés de venir discourir devant l’assemblée de leaders, selon la terminologie interne, français et américains, réunis pour l’occasion. Et quand on parle de leaders, entendons-nous bien : il ne s’agissait pas d’une poignée d’entrepreneurs débutants. Dans la salle donnant sur la tour Eiffel scintillante, le Tout-Paris était réuni. Des ministres, comme Jean-Noël Barrot, chargé de la Transition numérique et des Télécoms. Des diplomates, à l’instar de l’ancien ambassadeur de France à Washington, Jean-David Levitte. Des militaires, dont l’ex-commandant de l’Otan, Jean-Paul Paloméros. Des banquiers, tels Laurent Mignon (bientôt chez Wendel), Nicolas Namias (BPCE), Jean Lemierre (BNP) ou Alexandre de Rothschild (Rothschild & Co).
Mais aussi, et c’est plus surprenant, des astronautes, comme Thomas Pesquet (promu « young leader » en 2017) et Sophie Adenot (promo 2020). Et évidemment, des grands patrons. À la table d’honneur : Henry Kravis (KKR), Patrick Pouyanné (Total Energies), Alexandre Ricard (Pernod Ricard), Jean-Paul Agon (L’Oréal). Non loin : Rodolphe Saadé (CMA-CGM) et Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac). Bref, le top du top. Cinq cents personnes. « Nous avons dû refuser du monde pour des raisons de sécurité », s’est excusé, dans son discours introductif, le président de cette amicale, Alain Papiasse.
Alors qu’avait donc à dire la vedette de la soirée ? Questionné par Melissa Bell, la correspondante de la chaîne CNN à Paris, sur la menace d’un « armageddon nucléaire » – rien de moins –, Jamie Dimon s’est montré, pour paraphraser la célèbre formule de Madeleine Albright, d’un optimisme inquiet. « Le 24 février dernier, 3 000 chars ont roulé sur un pays libre et notre monde a changé pour toujours. Avec la menace d’un chantage nucléaire et l’idée effrayante que quiconque possède l’arme atomique peut décider d’envahir un pays. »
À entendre Dimon, qui devait se voir remettre le lendemain la Légion d’honneur des mains du président Macron, il incombe à l’Occident de resserrer ses rangs. « C’est le moment d’agir tous ensemble pour construire les bases du monde des cinquante prochaines années. On a besoin du leadership américain. Mais l’Amérique a besoin d’alliés. Car on ne peut pas négocier avec des pays comme la Russie ou la Chine sans avoir d’alliés. » À ceux qui arguent que, depuis la présidence Trump, les États-Unis se sont repliés sur eux-mêmes, il rétorque, dans un grand éclat de rire : « Imaginez un président qui dise America Second au lieu de America First. C’est impossible ! Mais il nous faudra toujours des alliés. »
Son conseil : être toujours paré au pire. « À vous tous, ici, dans cette pièce, vos business vont disparaître si on laisse la Chine faire ce qu’elle veut », a-t-il lancé. Si l’Ouest n’a, selon lui, « pas une mauvaise main » pour négocier avec Pékin, qui dépend encore de nos technologies de pointe et, plus prosaïquement, de nos importations, il doit se blinder contre les risques plus diffus : « le terrorisme, le bioterrorisme et le réchauffement climatique ».
Du danger des réseaux sociaux…
Sans oublier, a-t-il tenu à préciser, les réseaux sociaux, lesquels charrient à ses yeux de vrais dangers. « J’ai demandé à mes enfants d’en décrocher. Si Facebook et Twitter s’arrêtaient demain, le monde s’en porterait mieux. Ces réseaux ne veulent qu’une chose : vous divertir. Ils me rappellent la novocaïne, une drogue à la mode quand j’étais jeune. »
Sa façon de se préparer aux tempêtes à la tête de sa banque ? « La discipline, la lecture des faits, l’analyse, et l’écoute des autres. J’ai vu beaucoup de mes pairs devenir paranoïaques quand ils ont été nommés au poste de numéro 1. » Selon ce rescapé de la crise des subprimes, il faut que les banquiers établissent des scénarios « non pas pour faire face à une éventuelle grande récession, mais pour la possibilité d’une grande dépression ».
Puis est venu le moment de dire un mot du Vieux Continent. « Avant le Brexit, JPMorgan employait 3 000 personnes en Europe continentale, contre le double aujourd’hui, a fait remarquer le PDG du groupe. Et ce sera davantage demain. Je ne sais pas si les Britanniques se sont rendu compte de ce qu’ils faisaient quand ils ont voté. »
Avant de quitter la scène, celui que l’on surnomme « Super Jamie » à Wall Street s’est vu offrir une lettre originale signée du général de Gaulle. Quant aux convives, ils sont repartis avec un petit sac bleu. Lequel comprenait un pin’s entremêlant les deux drapeaux français et américain. Et un livre, en anglais : The house of Morgan. An American banking dynasty and the rise of modern finance (Grove Press), par l’historien Ron Chelnow. De quoi réviser les bases, en somme, de la pensée de l’invité d’honneur.
Par François Miguet (Le Point)