Pour aller de Conakry à Sao Paulo, j’ai dû passer et repasser par Roissy-Charles-De Gaulle, un double aller-retour en quelque sorte puisque c’est au large de Dakar que l’avion bifurque pour gagner la côte Est et vice-versa. Cet itinéraire alambiqué fit beaucoup rire le pianiste Luiz Gustavo Carvalho, directeur artistique Festival Artes Vertentes de Tiradentes (dans l’Etat du Minas Gerais) où j’étais convié à parler de Pelourinho, mon premier roman traduit au Brésil : « Comme quoi, le commerce triangulaire n’est toujours pas terminé ».
Bien qu’il soit impropre de parler de commerce triangulaire en ce qui concerne le Brésil. Si j’en crois le célèbre ethnologue Pierre Verger, le honteux trafic fut plutôt direct sur cette partie-là de l’Atlantique. Direct et intense : 11 vaisseaux par mois dans chaque sens entre Ouidah et Salvador de Bahia, à la veille de la première guerre mondiale !
On comprend pourquoi le Brésil qui détient la plus grande diaspora africaine des Amériques passe pour le deuxième pays noir du monde juste après le Nigeria. Malgré ou à cause de la Traite, les deux bords de l’Atlantique Sud avaient donc tout pour nouer d’intenses relations de coopération sur le plan commercial comme sur le plan humain. Il n’en est rien, hélas, et les causes de cette absurde ignorance mutuelle sont multiples d’un côté comme de l’autre.
L’effet conjugué de sa décolonisation bâclée et du manque d’imagination de ses dirigeants fait que l’Afrique peine encore à dégager une géopolitique digne de ce nom en adéquation avec son histoire, ses intérêts économiques et son rayonnement culturel. Lors de mon premier voyage à Brasilia en 1992, j’ai été scandalisé de n’y trouver que trois ambassades africaines : le Sénégal, l’Ethiopie et le Kenya si mes souvenirs sont exacts. En revanche, en 1998, il m’a semblé que les choses commençaient à évoluer puisque j’ai rencontré des étudiants gabonais à Vitoria.
Quant au Brésil, le sort des Noirs n’y a pas beaucoup changé depuis l’abolition, du reste très tardive, de l’Esclavage en 1888. Les Blancs, à travers leur puissant lobby militaro-industriel détiennent toutes les clés de la maison-Brésil. Sous-alimentés et sous-instruits, confinés dans les secteurs aléatoires du football et de la samba, les Afro-brésiliens ont un mal fou à emprunter le train économique et social. Ils n’ont pas voix au chapitre, le destin du pays se joue sans eux. C’est le comble de l’ubuesque : Ceux qui ont le pouvoir ignorent délibérément l’Afrique et ceux qui sont issus de l’Afrique n’ont aucun pouvoir. Lula tente comme il peut de rectifier le tir mais comme dirait Coluche, ce ne sera pas facile. Autant vider le fleuve Amazon avec une épuisette !
Et pourtant, rien de plus proche que le Brésil et l’Afrique : même latitude, même climat, même végétation, à bien des égards, même population ! L’esclavage portugais fut cruel, très cruel mais à quelque chose malheur est bon, généralement, il a préservé les liens familiaux et même dans une certaine mesure les identités tribales. A Salvador de Bahia par exemple, les Noirs habitaient par quartier : les Yorubas au Baroquinha, les Fons au Carmo, les Minas à Saudi, les Congos au Pelourinho, les Fulanis et les Haussas au Corpo Santo etc. Cela a donné au géant de l’Amérique du Sud, une mémoire africaine que seul Haïti peut lui disputer. Il suffit pour s’en convaincre d’assister au carnaval de Rio ou de prier au candomblé, ce rite afro-brésilien, où les dieux yorubas (les orixhas) et congolais (les inquincis) se mêlent aux saints chrétiens dans une liturgie païenne que ne bouderaient pas les grands prêtres de Kétu, d’Ouidah ou de Mbanza-Congo.
C’est possible, c’est souhaitable, c’est nécessaire : Le Brésil et l’Afrique doivent se parler.
Tierno Monénembo
Source : Le Point