J’apprends avec consternation la disparition de Lansiné Kaba. Professeur à l’Université du Minnesota à Mineapolis, et professeur émérite de l’Université de l’Illinois à Chicago, grand connaisseur et fin collectionneur d’art africain, Lansiné Kaba était un historien de renommée internationale malheureusement très peu reconnu dans son pays comme d’ailleurs tous les Guinéens de son rang. « L’or ne vaut rien au trou d’où il est sorti », dit le proverbe peul. Et en tout état de cause, en Guinée, on ne glorifie que les truands et les tyrans. Tant-pis pour les autres !
Au gré des rencontres universitaires ici en Guinée, en France, aux Etats-Unis et ailleurs, j’avais fini par nouer des liens très forts avec Lansiné Kaba, des liens quasi-fraternels. Il me faisait signe à chaque fois qu’il venait en France et du tréfonds de ma Normandie, je le rejoignais à Paris pour discuter autour d’un plat de spaghettis alle vongole dans un célèbre restaurant italien du boulevard Saint-Germain. Nos échanges très riches et très divers sur l’histoire, sur la littérature, sur la vie politique guinéenne etc. se prolongeaient par le truchement des courriels et des sms. Sachant que j’avais la manie de toujours sortir tard du lit, il prenait le malin plaisir de m’appeler le matin de Chicago et parfois du Qatar où il se rendait épisodiquement pour ses cours de Visiting Professor à l’Université Carlegie Mellon-Qatar de Doha.
Connaissant ma phobie sans borne pour le régime sanguinaire du PDG, il m’avait dit un jour : « Ecris un roman sur Sékou Touré et tu guériras de tout cela ! » Excellente idée en effet ! Cet homme de culture savait la puissance psychothérapeutique de la littérature. Comme je le dis souvent, rien de mieux pour adoucir la douleur que de mettre des mots sur les maux ! Je m’en suis rendu compte avec L’Aîné des Orphelins dans le cas du génocide rwandais. Et je vous assure que je supporte mieux la sordide réalité guinéenne depuis que j’ai publié Les Vies et les morts de Véronique Bangoura, pardon Saharienne Indigo. Ecrire un roman sur Sékou Touré, moi je veux bien. Mais il me faut quelqu’un pour me raconter son enfance, sa véritable enfance pas les récits dithyrambiques et les photos retouchées des congrès du PDG ! Sans son enfance, aucun personnage de roman ne tiendrait debout. L’homme, c’est son enfance. Cela est encore plus vrai quand il s’agit de tyran. Le jour où nous saurons tout sur le petit Adolf, nous comprendrons tout sur Hitler…
Et si jamais ce roman voyait le jour, c’est naturellement à toi que je le dédierais, à toi, le grand historien mais aussi à toi, le grand écrivain. Car, tu nous as laissé trois grands, trois beaux livres que nos jeunes d’aujourd’hui frustrés de bien-être et de liberté, englués dans les théories nauséabondes de l’islamisme ambiant feraient bien de lire : Allahou Akbar, Islam, terrorisme et Tolérance, Lettre à un ami sur la politique et le bon usage du pouvoir et surtout Cheikh Mouhammad Chérif, le saint de Kankan. J’avais particulièrement apprécié ce dernier où tu avais fort bien su allier ton talent de conteur à ton érudition d’historien pour nous raconter la vie exceptionnelle et la grandiose œuvre de Sékouba, le chérif de Kankan, l’une des valeurs sûres de notre héritage spirituel. Ce livre, tu me l’avais offert avec une très belle dédicace et il m’avait tellement impressionné que j’en avais fait un large compte-rendu dans la revue Jeune Afrique.
On raconte qu’au début des années 50, le jeune Sékou Touré s’était rendu auprès de Sékouba pour qu’il lui prédise l’avenir : « Tu règneras, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais que Dieu fasse que je ne connaisse pas ton règne car ce sera un règne de famine et de sang ». Dieu exaucera le vœu du vénérable vieillard puis qu’il mourra le 08 Septembre 1955, un an avant la victoire du PDG aux élections législatives de 1956.
Mon cher Lansiné, puisse Dieu nous gratifier d’autres Sékouba Chérif pour illuminer nos esprits et nos cœurs et nous sortir du tunnel de l’ignorance et de la bêtise dans lequel nos épouvantables dirigeants nous ont conduits !
Puisse Dieu aider ta femme, tes enfants et l’ensemble de ta famille à supporter l’immense douleur qui les accable !
Qu’Allah t’accueille en son paradis, grand frère !
Tierno Monénembo