L’avenir de la démocratie ouest-africaine est en jeu, après le putsch au Niger. Conscients de la situation, les chefs d’Etat de la sous-région usent de tout leur poids pour rétablir Mohamed Bozoum au pouvoir. Mais pendant que la Cédéao se réunissait à Niamey, le 19 août, le chef de la junte, le général Abdourahmane Tiani, a fixé la durée maximale de la transition à trois ans. Une manière de couper l’herbe sous les pieds de la communauté internationale. Pour analyser ce bras de fer, ainsi que les conséquences pour l’Afrique de la disparition du patron du groupe paramilitaire russe Wagner, Le Lynx a tendu son micro à Ibrahim Kallo, juriste, consultant en géostratégie.
Le Lynx : Nous assistons à un chamboulement de la situation géopolitique en Afrique de l’Ouest, avec le retour en force de la Russie. Comment l’expliquez-vous ?
Ibrahim Kallo: Ce qui se passe actuellement dans notre sous-région peut s’expliquer en partie par la fin du système unipolaire caractérisé par l’hégémonie occidentale. Lui-même consécutif à l’effondrement du Mur de Berlin en 1989 et la fin de la Guerre froide. C’est le réveil des vieilles rivalités bipolaires, avec l’Afrique pour terrain de combat par procuration. La Russie, comme la Chine, remonte au front à travers notamment Wagner, groupe paramilitaire russe, pour réduire l’influence américaine ou se substituer à la France. Cette dernière est de plus en plus rejetée, y compris par les pays autrefois réputés proches de Paris. Sachant que l’aspect sécuritaire seul ne suffit pas, Moscou intègre dans sa politique étrangère avec l’Afrique le « soft power » : le développement économique pour séduire davantage ses partenaires. Le Sommet Russie-Afrique de juillet dernier à Saint-Pétersbourg s’inscrit dans ce cadre. Ses conclusions en font foi. La Russie, voulant renaître de ses cendres soviétiques, veut séduire les Africains.
Comment expliquez-vous l’avancée de Wagner ?
Ce bras armé du Kremlin, déjà très actif dans les zones de conflit africaines (Libye, Mozambique, République Centrafricaine, Mali, Burkina Faso…), s’active sur le terrain pour protéger les intérêts russes et rendre des services occultes aux régimes militaires ou défaillants. Et le Niger, qui traverse une crise politico-institutionnelle suite au coup de force du CNSP, n’est pas à l’abri de cette guerre de substitution. Laquelle se propage dans les pays où le sentiment anti-français gagne du terrain. Lors d’une de mes missions humanitaires, il y a environ quatre ans, j’avais senti cette présence dans les confins du pays de l’Empereur Bokassa, la RCA. Nous vivons une sorte de guerre froide. D’aucuns parlent de guerre de repositionnement pour contrôler les ressources naturelles, reconquérir les débauchés…
L’ancienne puissance coloniale fait face à une contestation sans précédent dans son pré-carré…
La poussée du sentiment anti-français résulte de deux facteurs essentiels. D’une part, la politique paternaliste de la France, qui consiste à maintenir son influence politique, économique, militaire et culturelle sur ses ex-colonies, ce qui exaspère les Africains. D’autre part, la volonté de ces dernières de s’affranchir de cette emprise, de diversifier et bâtir des relations d’égalité et de souveraineté. La position de la France par rapport au troisième mandat d’Alassane Ouattara est restée ambiguë, alors qu’elle a été ferme contre le changement constitutionnel intervenu dans les mêmes conditions en Guinée. De même, la succession de père en fils plus récemment au Tchad et anciennement au Togo, au Gabon, en RDC ou ailleurs s’est passée avec la bénédiction de Paris. Tout cela illustre l’incohérence de la politique africaine de la France et son entêtement à maintenir le statuquo, au mépris du Droit et de la démocratie.
Le patron de Wagner Evgueni Prigojine et son bras droit Dmitri Utkin ont péri dans un crash d’avion le 23 août, en Russie. Cette disparition va-t-elle remettre en selle l’armée française?
Je ne pense pas. La mort de Prigojine est certes un coup dur pour Wagner, mais il n’en est rien pour la géostratégie russe, ce groupe malfamé n’est qu’un des exécutants. N’oublions pas que Vladimir Poutine s’appuie également sur l’establishment oligarchique russe pour maintenir son emprise sur la milice Wagner d’une part et déployer sa politique géostratégique, d’autre part. Donc une succession à la tête de ce groupe paramilitaire ou sa possible restructuration est une question de temps.
Pensez-vous, comme d’autres, que l’avenir de la démocratie se joue au Niger ?
Pas seulement au Niger, mais dans toute la sous-région. Cependant, le cas du Niger est le putsch de trop. Il remet en cause la relative stabilité politique, fruit de la première alternance démocratique du pays, en 2021. Il intervient dans un contexte sous-régional très instable qui s’apparente à un « virus de changements inconstitutionnels ». Des décennies de démocratie obtenue de haute lutte par notamment la Cédéao sont en train de voler en éclats. La capacité de l’Organisation à appliquer ses instruments juridiques en cas de rupture de l’ordre constitutionnel dans les États membres est mise à rude épreuve. L’obligation pour elle de rétablir l’ordre constitutionnel par tous les moyens légaux et le recours à la force en dernier ressort est martelée par l’Acte additionnel de 2012 portant régime des sanctions à l’encontre des Etats membres qui n’honorent pas leurs obligation vis-à-vis de la Cédéao, notamment en son article 6, alinéa xv.
En définitive, la crise nigérienne a valeur de test de crédibilité et de survie pour la démocratie dans la sous-région. L’enjeu est de taille pour l’organisation sous-régionale qui semble prise entre le marteau de la pression extérieure pour une restauration de la démocratie à tout prix et l’enclume de la réticence d’une large frange des Nigériens à toute forme d’ingérence étrangère. Et cela d’autant que les précédents putschs (Mali, Burkina Faso et Guinée) sont restés plus ou moins impunis. Toutefois, je suis de ceux qui soutiennent l’intransigeance de la Cédéao pour la réinstallation du Président déchu, nonobstant les critiques à l’encontre de l’organisation sous-régionale.
Au regard de la position de l’Union africaine, la Cédéao n’est-elle pas vite allée en besogne ?
La Cédéao a manqué de sérénité dès le début, en adoptant une batterie de sanctions extrêmes assorties de menace militaire. En pareille circonstance, le principe voudrait qu’on invoque les dispositions de l’article 45.1 du Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance qui prévoie des sanctions graduelles : refus de soutenir les candidatures présentées par l’Etat membre concerné à des poste électifs dans les organisations internationales; refus de tenir toute réunion de la Cédéao dans l’Etat membre concerné ; suspension de l’Etat membre concerné de toutes les instances de la Cédéao…
Que répondez-vous à ceux qui l’accusent de rouler pour les puissances, notamment la France ?
Les reproches sont bel et bien compréhensibles, en raison des prises de position à géométrie variable. Particulièrement sur les questions de démocratie, d’élections et de violences d’Etat… La démocratie demeure le meilleur mode de gouvernance politico-sociale. Je crois ferment en ses vertus. Ses imperfections, caractéristiques de toute œuvre humaine, ne sauraient être un alibi pour rester indifférent aux ruptures démocratiques absurdes et contagieuses, compromettant ainsi les acquis. L’avenir de notre espace communautaire en dépend. La Cédéao devrait faire preuve de plus de rigueur, de cohérence et de constance dans ses efforts diplomatiques, d’accompagnement électoral et de dialogue socio-politique, pour justifier sa raison d’être. C’est pourquoi, on parle souvent de la nécessité d’avoir une Cédéao des peuples.
L’Organisation risque-t-elle d’imploser à cause des divergences entre ses membres ?
Il serait mal avisé de balayer d’un revers de la main les conséquences d’un éventuel conflit ouvert entre les armées de la Communauté. Cela, dans la mesure où le Burkina Faso et le Mali ont indiqué qu’une intervention militaire au Niger serait une déclaration de guerre contre eux. La Guinée a prévenu du risque de dislocation qui en découlerait. Le Togo et le Cap-Vert s’y opposent, ainsi que Algérie et Tchad, voisins du Niger. Le tout dans un contexte sous-régional miné par la multiplication des défis sécuritaires liés au terrorisme au Sahel. Faut rappeler que la Société des Nations (des cendres de laquelle l’ONU a été créée) s’est disloquée pour, entre autres, la même raison : elle n’avait pas pu empêcher l’invasion de la Mandchourie (Chine) par le Japon, alors que les Etats membres étaient en pleins pourparlers pour leur désarmement.
Comment éviter à la Cédéao de perdre la face ?
L’évolution de la situation au Niger révèle sa complexité et sa délicatesse face à une junte militaire qui se montre de plus en plus téméraire. Renforcer les moyens diplomatiques conventionnels en impliquant les parties nationales et régionales, ainsi que les chefs religieux et coutumiers, nous ferait l’économie de l’action militaire aux ramifications potentiellement dramatiques.
La Cédéao doit-elle se reformer ?
Elle devrait repenser son processus d’intégration régionale, au départ axée sur l’économie. Les dimensions politiques et sécuritaires y ont été ajoutées du fait du lien inextricable entre la paix et le développement. Pour ce faire, elle doit s’attaquer beaucoup plus aux causes profondes des crises, avant de s’acharner sur leurs effets. Les mécanismes de diplomatie préventive à travers l’observation impartiale et rigoureuse des processus électoraux dans les Etats membres, ainsi que la tolérance zéro contre les changements constitutionnels dans le but de confisquer le pouvoir, doivent être renforcés. L’aventurisme militaire et l’usage radical du régime de sanctions statutaires de façon hâtive risquent d’être contreproductifs. Il serait donc judicieux de procéder graduellement, avec tact, sans concéder l’essentiel. D’où tout le sens de l’adage Baoulé (Côte d’Ivoire) : «Marcher sur un chemin accidenté n’a jamais déformé le bassin».
Propos recueillis par
Habib Yembering Diallo