Entre fêtards et grognards, l’an deux du CNRD sera célébré différemment par les Guinéens. Pour savoir comment ceux de l’extérieur vivent cela loin du bled, votre satirique a croisé le fer avec Boubacar Show, sociologue, acteur de la société civile, établi à Fribourg (Suisse). Dans cet entretien à bâtons rompus, il est également question de bilan, de putschs, de la Françafrique…
Le Lynx : Les Guinéens célèbrent diversement l’an deux de la chute d’Alpha Condé et l’arrivée au pouvoir de Mamadi Dombouya. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Boubacar Sow : Deux évènements se juxtaposent : la chute du Pr Alpha Condé et l’arrivée au pouvoir du colonel Mamadi Doumbouya. Le second étant la conséquence du premier, il devient ainsi difficile de les apprécier distinctement. Au lendemain des évènements du 5 septembre 2021, j’avais dit que la chute du Pr Alpha Condé, l’abréviation de sa gouvernance désastreuse était la meilleure chose qui pouvait arriver aux Guinéens. Je ne peux soutenir une chose et son contraire. Les démocrates guinéens, qui s’étaient opposés au 3ème mandat, peuvent ne pas célébrer l’avènement du CNRD au pouvoir pour leurs propres raisons. Ils ne peuvent toutefois pas ne pas fêter la chute du régime anachronique Condé. Je préfère le verre à moitié pleine. Je vais célébrer cette date historique, non pas en tant que pro ou anti CNRD mais en tant que militant prodémocratie. Je mets mon pays au-dessus des clivages stériles. J’encourage les héros du 5 septembre 2021 à rassurer davantage les Guinéens. Ils doivent notamment démontrer que la perspective d’une véritable démocratie réside dans la réussite de la transition en cours et non dans la nostalgie du passé. C’est cet espoir que tous les Guinéens doivent, à l’unisson, célébrer ce 5 septembre 2023.
Quel est votre sentiment quant à la conduite de la transition ?
Le regret. Notre pays ne devrait pas rater cet autre virage de son histoire. Les Guinéens doivent s’accorder sur l’essentiel, préserver l’intérêt supérieur de la Nation, transcender les sensibilités. Il y a une véritable crise de confiance entre le CNRD et les acteurs politiques de poids sur la conduite de la transition, les enjeux du retour à l’ordre constitutionnel. Aussi longtemps que cette crise de confiance ne sera pas dissipée ou réglée de façon transparente, responsable et sincère, notre pays et une majorité des Guinéens resteront otages de la situation.
J’ai l’impression de revivre l’antagonisme, le clivage politique du régime précédent. C’est frustrant et revolant, eu égard à l’espoir suscité par le putsch du CNRD. Les Guinéens avaient quasi unanimement salué le changement intervenu, espéré la réconciliation, une transition apaisée et inclusive. Deux ans, cet espoir s’amenuise, s’effrite, voire disparaît. Le CNRD doit impérativement redresser, rectifier et changer ce qui doit l’être, pour l’intérêt supérieur de notre pays. Le reste de la classe politique qui aspire légitiment à prendre les rênes du pays doit, de son côté, faire preuve d’ouverture, de hauteur de vue, de pragmatisme et surtout de pédagogie afin de sauver la transition. Personne n’a intérêt à ce qu’elle saborde, ou s’éternise.
Quel bilan faites-vous de ces deux ans du CNRD ?
Des actes forts ont été posés dans tous les domaines. Certains ont été décriés, dénoncés ; d’autres salués et encouragés. Pour moi, les deux actes les plus significatifs, c’est la création de la CRIEF contre la délinquance financière et la diligence pour juger les crimes du 28 septembre 2009. Ces actes sont en soi très importants, au regard des attentes de l’opinion nationale et internationales. Mon appréciation n’est toutefois pas liée à la gestion actuelle de ces affaires.
La Cour de répression des infractions économiques et financières, instrument politique au service du CNRD ou contre l’impunité ?
Je ne suis pas politique, mais acteur de la société civile. Les détournements des deniers publics, le bradage du patrimoine de l’Etat, l’impunité qui gangrenait le pays ont toujours été au centre des préoccupations des acteurs de la société civile. Ils n’ont eu de cesse de dénoncer cette situation et d’exiger des mesures fortes pour améliorer la gouvernance économique et financière. Sur le principe, la mise en place de la CRIEF) n’est que salutaire. Malheureusement, les Guinéens ont la fâcheuse et regrettable habitude de tout politiser. Il est vrai qu’on a inquiété, épinglé que des acteurs politiques et civils. Mais c’est comme l’histoire de la Cour pénale internationale qui traîne devant elle que les Africains. C’est de bonne guerre que certaines personnes partent des insuffisances de ces types d’institutions qui ne leur profitent pas pour les discréditer. L’idéal aurait été de voir leurs atouts, afin de les pousser vers l’amélioration. Pour ma part, la mise en place de cette CRIEF est une excellente initiative en soi. Les Guinéens étaient majoritairement demandeurs et le pays en avait impérativement besoin. Il va juste falloir, tout comme la conduite de la transition de façon générale, faire en sorte que les faits ne trahissent pas l’esprit, d’une part, que les insuffisances ne masquent pas les acquis.
Quid du déroulement du procès sur la tragédie du 28 septembre 2009 ?
J’observe attentivement son déroulement et j’attends le verdict qui en sortira. L’évènement est si important que je ne me permettrais pas de disserter là-dessus à ce stade. Quand les juges auront rendu leur conclusion, je me prononcerai en tant que citoyen sur les tenants et aboutissants du procès.
Quel regard portez-vous sur ces putschs qui touchent même les pays stables comme le Gabon ?
Ces évènements, somme toute regrettable, sont préoccupants pour un continent qui se cherche. Ils sont la conséquence de l’échec de l’élite africaine. Nous sommes dans un cercle vicieux sans où on justifie les coups d’Etat par la mal gouvernance des pays touchés. Il n’y a pas pire que de ne pouvoir se choisir des dirigeants légitimes, démocratiquement élus. Les putschs sont toujours dus à des facteurs que certains refusent de voir ou d’admettre. Il n’y a jamais de changement sans une réelle volonté de changer. La démocratie est un état d’esprit qu’on ne peut ni importer ni exporter. En Afrique, on la réduit souvent à la tenue d’élections dont on connait à l’avance les résultats. Les institutions doivent être le socle de la démocratie. En lieu et place d’institutions démocratiques et fortes, on préfère des hommes avec des pouvoirs exorbitants qui les rendent intouchables, plus forts que les institutions.
Parlant du Gabon, je ne considère pas un pays non démocratique stable. La démocratie est le meilleur gage de stabilité. Une dictature finit toujours par emporter le dictateur : le Congo de Mobutu, la Libye de Kadhafi, l’Irak de Saddam Hussein… Il a fallu quelques soubresauts pour faire basculer ces pays dans le chaos. Une dictature, des dirigeants illégitimes sont plutôt une espèce de bombe à retardement, tout peut basculer à tout moment. Il va falloir que l’Afrique revoie la copie. En 1962, l’agronome français René Dumont avait prédit que l’Afrique est mal partie. C’était sur les questions de développement. Au lieu d’être attentifs, de rectifier les choix stratégiques des dirigeants politiques africains de l’époque, on l’avait plutôt traité de condescendant donneur de leçons. Le même problème demeure. Dès le lendemain de la fameuse conférence de la Baule (France) du 20 juin 1990, sous le leadership de François Mitterrand, l’Afrique est mal partie pour la démocratie et l’Etat de Droit.
Au lieu que l’Union africaine se saisisse de la question pour convoquer des états généraux, elle se borne, à chaque fois, à suspendre le pays concerné. C’est souvent elle et ses démembrements sur le continent qui dépêchent des observateurs pour valider des élections truquées, des Présidents mal élus et illégitimes. Pseudo-démocratie et dictature riment avec putsch.
Comment vivez-vous votre éloignement du pays ?
C’est toujours difficile, pénible et ce quels que soient les avantages que cette expatriation procure. Je suis en Suisse, mon autre pays, depuis des années avec l’impression de n’y avoir que les pieds ; la tête n’a jamais quitté la Guinée. Le fait de se déplacer dans d’autres pays, d’y vivre, avoir d’autres connaissances, expériences, dans ce monde globalisé, est productif, enrichissant, à condition qu’on n’oublie pas d’où on vient. L’objectif étant de revenir un jour faire profiter son expérience à son pays.
Il y a aujourd’hui des Guinéens à l’étranger qui sont plus imprégnés, préoccupés de la situation de leur pays d’origine que certains résidents. A contrario, il y a des Guinéens vivants à l’étranger qui ont totalement coupé les ponts pour diverses raisons. Je suis résolument attaché à la Guinée. Il m’arrive de rater le journal télévisé suisse mais jamais celui de la RTG. L’avantage que j’ai par rapport à d’autres, c’est d’avoir longtemps travaillé en Guinée, sillonné tout le pays, côtoyé les Guinéens de toutes les contrées avant de partir.
Qu’est-ce qui vous lie à Ousmane Gaoual Diallo et à Souleymane Condé ?
J’ai la conscience tranquille. Ceux qui me connaissent, m’ont pratiqué savent que je ne cherche ni à plaire ni à déplaire. Mes valeurs m’empêchent de diaboliser même mon pire ennemi. Ceux que vous avez cités sont des personnalités plus connues que moi en Guinée. Notre rapprochement n’a rien d’opportuniste. Les deux sont des politiques, je suis de la société civile.
J’ai rencontré M. Ousmane Gaoual Diallo, après avoir fait connaissance via les réseaux sociaux. Je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer M. Souleymane Condé. N’empêche, il ne rate aucune occasion pour témoigner son estime à mon égard. Avant d’être leader politique, nous avons pendant longtemps travaillé ensemble à la société civile guinéenne. Je partage une amitié forte avec tous les deux. Nous nous apprécions, nous nous respectons mutuellement. Notre amitié est saine, dépourvue de toute considération politique ou ethnique. Ceux qui regardent tout sous l’angle politique ou d’intérêt personnel vont souffrir de me voir avec des personnes cataloguées. Mon combat de tous les jours, c’est de demeurer moi-même : opportuniste, jamais ; constant et indépendant d’esprit, je le suis, l’assume avec fierté et sans égard. C’est en persistant à incarner ces valeurs que je m’endors chaque soir comme un bébé.
Que pensez-vous de la poussée du sentiment anti-français en Afrique ?
Je préfère être tranchant là-dessus : l’Afrique ne peut pas continuer à chercher un bouc- émissaire pour justifier sa situation peu enviable. Tous les continents ont leur Histoire. L’Afrique a certes connue la Traite négrière, l’Esclavage et la Colonisation et, aujourd’hui, le néo-colonialisme et d’impérialisme. La dénonciation n’est pas mauvaise en soi, pour ne pas oublier l’Histoire. Mais c’est dans l’action qu’on peut assurer le présent et garantir l’avenir.
L’Afrique avait été colonisée parce qu’elle était colonisable. Tout ce que les Occidentaux, dont la France, ont fait subir et continuent de faire subir aux Africains n’aurait été possible sans les Africains. J’entends ceux qui scandent « la France dehors », mais pas pour dire : vive la Russie ; adieu les Etats-Unis, vive la Chine ou l’inde. Nous vivons dans un monde de compétition, de compétitivité, de production. L’Afrique et les Africains doivent arrêter de croire que leur salut viendra du parrainage d’une quelconque puissance militaire ou économique. L’Afrique ne comptera que lorsque les Africains comme les Coréens, les Japonais, les Malaisiens ou les Vietnamiens, comprendront que leur destin est entre leurs mains.
Il n’y a pas d’Etat amis, mais des intérêts liés. Russes, Chinois, Américains, Indiens, Français, aucun ne vient en Afrique pour strictement aider les Africains à sortir du sous-développement. Ces puissances s’y bousculent pour davantage se développer et s’enrichir. L’Afrique ne doit pas s’aligner entre deux camps qui s’affrontent. C’est le moment de sortir de sa quête permanente de tutorat. Il s’agit pour elle de saisir l’opportunité, de marquer son territoire, prendre son destin en main et définir sa propre identité.
Propos recueillis par
Habib Yembering Diallo