Que l’on me permette de citer, pour une première et toute dernière fois, mon ennemi intime, Sékou Touré : « Je ne connais que deux militaires démocrates : le général de Gaulle et Sangoulé Lamizana. » Car, sur ce point-là, le vampire du camp Boiro, qui savait fort bien ce que dictature voulait dire, a parfaitement raison. De Gaulle s’est volontairement abstenu de commencer une carrière de dictature à 50, à 67 comme à 79 ans malgré le « quarteron de généraux » d’Alger, malgré la « chienlit » de Mai 68. Et de tous les galonnés qui se sont succédé à la tête de nos États, à ma connaissance, Sangoulé Lamizana est celui qui a le mieux respecté les libertés publiques. Il a été Président de la Haute-Volta de 1966 à 1980. Cet ancien militaire a incontestablement marqué l’histoire du Burkina et, au-delà, de l’Afrique.
Qui était le général Aboubacar Sangoulé Lamizana ?
D’abord, cet aimable officier n’a jamais été un vulgaire putschiste. Il est arrivé au pouvoir, porté par l’Histoire, je veux dire par le vent de la révolte populaire qui a emporté son prédécesseur, Maurice Yaméogo.
Ensuite, il a toléré et les partis politiques et les syndicats autant qu’il a pu. Jamais le Burkina Faso (ou plutôt, la Haute-Volta) n’a connu une vie politique aussi riche et aussi intense qu’au temps de Lamizana. Les grèves étaient aussi courantes que les matchs de football et on peut avancer sans risque de se tromper que sans le débat politique animé et contradictoire de cette époque-là, la révolution sankariste n’aurait pas eu lieu.
Il a eu la bonne idée, dès son arrivée au pouvoir, de s’entourer d’un comité consultatif réunissant les militaires, les partis politiques, les syndicats et les autorités religieuses, ce qui a considérablement limité les excès de toutes sortes, caractéristiques des pouvoirs africains.
Enfin, parce qu’il a organisé une élection présidentielle tout à fait crédible en 1978 : mis en ballottage, il n’a gagné qu’au second tour avec 56,27 % à une époque où récolter moins de 90 % équivalait à un échec.
Une expérience démocratique citée en exemple
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’idéaliser un homme dont le bilan économique et social fut, somme toute, maigre et dont le parcours sur la question des droits de l’Homme ne fut pas exempt de tout reproche. Il a fait condamner son prédécesseur à cinq ans de travaux forcés et au bannissement à vie. Ce dernier tenta d’ailleurs plusieurs fois de se suicider, peut-être à cause de ses conditions de détention. Mais il me semble, malgré tout, que Sangoulé Lamizana fut le président le moins répressif du continent : pas de cadavre, peu ou pas de prisonnier politique. Le seul que je connaisse, Maurice Yaméogo, fut gracié en 1970 et mourut 23 ans plus tard, entouré des siens. De Sylvanus Olympio à Modibo Keïta en passant par Ben Bella et Hamani Diori, je ne connais pas de président africain victime d’un coup d’État qui a eu un sort aussi enviable.
Certains ont cru voir en ce général débonnaire et conciliant un incapable ; en ce militaire qui ne tire pas sur tout ce qui bouge, un laxiste. On se souvient de la cinglante réflexion du professeur Ki-Zerbo : « Lamizana, c’est un cadavre au faîte du pouvoir. Il n’agit ni ne réagit. » Il reste qu’il est venu au pouvoir en surfant sur la crête d’une révolte populaire et qu’il en est parti à la suite d’une motion de non-confiance votée par l’Assemblée nationale, qui a conduit deux semaines plus tard à son remplacement par le colonel Saye Zerbo. Fait rare sous nos cieux, il sera jugé puis acquitté : la preuve qu’on n’avait pas grand-chose à lui reprocher.
On a beau dire, Sangoulé Lamizana, ce n’est ni Mobutu ni Bokassa, ni Moussa Traoré ni Dadis Camara. Il se distingue dans la troupe par son accession au pouvoir comme par sa gestion des affaires. Ce n’est pas le messie non, c’est simplement le borgne unique et rare du vaste royaume de nos aveugles.
Tierno Monénembo
Source : Le Point