Instauré en 2014, le passeport biométrique guinéen se fait désirer et l’obtenir relève d’un parcours de combattant surtout ces derniers temps: centres de délivrance insuffisants; demandes croissantes dues à la migration ; mauvaise connexion inter-niet, coupures d’électricité, rupture de carnets ; corruption et arnaque… Reportage.
Le sésame coûte 500 000 francs glissants ou un million de francs, selon que sa validité est de 5 ou 10 ans. Du moins officiellement. Sauf qu’il faut faire mille et une acrobaties pour se le procurer. Avec ses 13,5 millions d’habitants (selon les estimations de la Banque mondiale), l’ensemble du pays ne dispose que de trois centres (les commissariats centraux de Nongo et Matoto) et le ministère de la Sécu, à Coléah (département de tutelle) pour faire face aux demandes de passeports sans cesse croissantes. Tous sont concentrés à Cona-cris.
Selon le colonel Mory Kaba du sévice de Com du mystère de la Sécu-raté, la capacité d’enrôlement est officiellement de 1 000 personnes par jour (400 au ministère, 300 à Nongo et 300 à Matoto). Ce qui est en deçà des besoins exprimés. « La demande journalière est deux fois plus élevée que l’offre », avoue un flic. Un déficit qui agace les demandeurs. D’aucuns peuvent poireauter 72h, avant de s’enrôler. Mais tout le processus dure un mois, sauf si le demandeur graisse la patte.
Lundi 16 octobre, une plongée dans les centres d’enrôlement nous fait vivre une situation alarmante. Commissariat central de Nongo (commune de Ratoma), 6h du matin. À l’extérieur, difficile de trouver une place pour se garer, sans casquer entre 5 000 francs glissants (motos) et 10 000 (teufteufs). A l’intérieur, c’est déjà bourré de demandeurs. Certains restent debout pendant des heures ou assis à même le sol, attendant l’appel d’abord des agents contrôleurs de nationalité (interview en langues nationales). Pour les bébés, présence physique obligatoire. Le demandeur attend ensuite d’être appelé pour l’enrôlement dans la journée avec beaucoup de chance, sinon deux, voire trois jours après. Chaque place libérée est occupée à la seconde.
Éternelle attente
Mamadou Saliou Bah vit en Espagne. Il profite de son congé, pour renouveler son passeport. A Madrid, il a déboursé 250 euros (2 350 000 francs glissants, taux du 20 octobre) dans le vide. « J’ai pris un laissez-passer et un billet d’avion pour venir le faire à Conakry. Je n’ai que 15 jours de vacances. Non seulement, je ne pourrais pas repartir si je n’ai pas de passeport, mais je risque de perdre mon boulot si je retarde ici ». En plus du prix officiel versé à la banque, il a casqué 300 000 autres en pot-de-vin, sans faire avancer son dossier.
Idiatou Diallo, candidate au Hadj-2024 et à l’obtention d’un passeport. Elle n’a pu s’enrôler que trois jours après le paiement à la banque. « Depuis jeudi (12 octobre, ndlr), je suis ici de 6h à 18h. On me demande de patienter encore et encore. Pourtant, des gens entrent et sortent chaque fois. Ils appellent par lot de 15. Beaucoup d’autres pénètrent dans la salle d’enrôlement. C’est déplorable ! » Elle dénonce la « corruption ».
Statuquo à Matoto et Coléah
Au commissariat central de Matoto: des flics s’affairent à empocher les frais de parking, les restaurants tournent à plein régime, photocopieurs et photographes aussi. La journaleuse Yalahan Touré est là depuis 6h du matin. Elle a passé l’interview et attend son enrôlement. « Il est midi, je n’ai pas pris mon petit déjeuner. Si on m’appelle et que je ne me présente pas, on ne revient pas dessus. C’est trop lent, mais il faut que je sois enrôlée aujourd’hui, faute d’être sûre d’avoir une autorisation d’absence demain ».
Diplômé sans emploi, Idrissa Sow veut voyager. Il a fait du taxi-moto pour se payer un passeport. L’index sur un quidam, il affirme : « J’ai donné mes papiers à ce gars-là. C’est un ami qui nous a mis en contact. Il m’a demandé 350 000 francs, me promettant de récupérer mon passeport dans trois jours. Je remarque qu’il fait la même chose avec les autres. Depuis qu’il a déposé mon dossier, il a pris au moins quinze autres et ce n’est pas fini. Je me demande comment il fera avec tous ces dossiers ».
Même ambiance au ministère de la Sécu-raté, à Coléah. A l’entrée principale, tout arrivant est obligé de justifier sa visite, pour pénétrer la cour. Des demandeurs font la queue sous le soleil.
Motus et bouche cousue
Le délai officiel pour obtenir un passeport biométrique était de deux semaines. Il est d’un mois, désormais sur décision du ministère. Histoire de se donner le temps d’étudier les demandes. Toutefois, à cause de la corruption et l’influence de certains flics hauts gradés, ce délai n’est souvent pas respecté. Dans les trois centres, l’arnaque et la corruption sont monnaie-courante. Toujours en alerte, les démarcheurs et autres flics interceptent les demandeurs, au vu et au su de tout le monde. Ils promettent de livrer le passeport en 72h ou une semaine tout au plus. Du vent.
Dans les différents sévices du département, on donne sa langue au chat. Personne n’ose piper mot à un journaleux, sans le feu-vert du boss. À Nongo et Matoto également motus et bouche cousue. Sauf présentation d’un ordre de mission signé du mystère de la Sécu. Le colonel Mory Kabako, du service Com du département, a tenté d’expliquer les tares et retards. Il signale que le département reçoit pas moins de 700 demandes par jour, rien qu’à Coléah. Les retards dans la délivrance du sésame seraient dus à la pression sur les machines qui tourneraient de 8h à 20h ; les coupures intempestives du courant mercenaire d’EDG et la mauvaise qualité d’inter-niet. « Chaque fois qu’il y a des interruptions, l’interconnexion prendra assez de temps. Le carnet du passeport est fait en Malaisie par la société Iris Corporation Berhad. Il arrive parfois que la livraison retarde et cause des ruptures de stock », soutient-il.
Corruption et impatience
Le colonel Kabako taxe les demandeurs « d’impatients. Ils veulent que tout soit fait à l’instant ». « Sur le récépissé, il est mentionné un délai d’un mois. Deux jours après l’enrôlement, ils commencent à appeler ou à venir. Personne ne veut respecter le rendez-vous ». Le processus est lent, requiert une vérification minutieuse. Mais ce n’est pas tout. Les intermédiaires « prennent l’argent des gens, leur font des promesses intenables et commencent à poireauter de bureau en bureau, embêter les directeurs avec des mensonges: ‘’c’est mon fils, c’est mon frère, etc…’’. Le Guinéen est très impatient », déplore l’agent.
Le colonel Kabako pointe du doigt également l’explosion des demandes. A Coléah, du quota officiel de 400 dossiers par jour, « on se retrouve avec 700 à 800 demandes. Nous sommes obligés d’arrêter à 20h. Le lendemain, on commence par ceux qui n’ont pas pu s’enrôler la veille, ainsi de suite. Dès que les gens voient ces dossiers passer, ils crient au scandale. À ceux-ci, s’ajoutent les missionnaires recommandés par le gouvernement, les malades à évacuer… Il y a un service détaché pour ces gens, mais l’enrôlement se fait à un seul endroit. On a mis des barrières pour éviter les magouilles, règlementer les entrées ».
Absence de décentralisation
En Guinée, on ne peut s’enrôler qu’à Cona-cris. Les demandeurs de l’intérieur du pays sont obligés de rallier la capitale pour s’offrir le précieux doc. Le colonel Mory Kabako rappelle que « le processus de décentralisation au niveau des régions administratives était à deux doigts d’aboutir, avant la chute d’Alpha Condé. Pour le moment, le gouvernement de transition ne favorise pas la décentralisation des centres d’enrôlement à l’intérieur, mais on a pu le faire dans certaines ambassades à l’extérieur ».
Les demandes guinéennes sont supérieures à la normale. Et pourtant, c’est la même société (Iris) qui confectionne les passeports allemands, nigerians, senégalais… sans faute. « Quel que soit le lieu où on fait l’enrôlement, toutes les demandes sont réunies et scannées au même endroit, puis validées par les deux pays (Guinée et Malaisie), avant l’impression. Le serveur central se trouve en Malaisie, d’où on observe tout ce que nous faisons. C’est ce pays qui a le marché. »
L’immigration clandestine pointée du doigt
Selon les statistiques, la Guinée est l’un des premiers pourvoyeurs de migrants en Afrique. Que ce soit pour l’Europe via la Méditerrané ou les États-Unis via le Nicaragua, ils sont nombreux à se lancer dans l’immigration clandestine. Tous ont besoin d’un passeport. Le colonel Kabako s’étonne que l’affluence reste la même depuis plus de 7 ans. Au rythme d’environ 1 000 demandes reçues par jour, il espérait une baisse. Les candidats à l’immigration clandestine seraient en partie responsables : « Une fois dans l’océan, ils jettent le passeport pour ne pas être identifiables une fois en Europe. Là-bas, ils ne peuvent pas ramener quelqu’un en Guinée juste parce qu’il est noir. Peu de temps après, ce ces mêmes jeunes qui ont encore besoin de passeport pour pouvoir travailler. Souvent, ils essayent de changer de nom, de modifier leur âge. Une fois dans le système, le processus est bloqué ».
« L’écrasement d’un passeport est impossible »
L’écrasement des passeports est formellement interdit. Pourtant, plusieurs détenteurs de passeport biométrique en font la demande. Le colonel Mory Kabako souligne que « même 1 000 ans après, le passeport restera toujours dans le système. » Il y a des gens qui tentent de tromper les machines, en effaçant leurs « empreintes digitales ». C’est ignorer « qu’avec la photo et le scanner rétine, ils seront facilement identifiables », prévient-il.
Abdoulaye Pellel Bah