Le 8 Octobre 2001 alors que je me trouvais en résidence d’écriture à Aarau, en Suisse alémanique, je reçus un coup de fil de l’écrivain béninois Olympe Bhêly Quenum : « Ta marâtre d’Afrique a encore dévoré un de ses petits… Mongo Béti est mort hier. » Le choc ! Mon corps qui frissonne ! Mes souvenirs qui reculent à la vitesse des aiguilles d’une horloge prise de folie…

1958 : J’avais 11 ans. La Guinée se préparait à l’Indépendance. Un jour, Papa me jeta dans les bras une pile de livres : « Lis- moi ça ! », me dit-il de sa voix de père africain qui ne souffre pas la discussion. Outre L’Enfant Noir de Camara Laye, il y avait là, Bella de Giraudoux, Premier Amour de Tourgueniev, Black Boy de Richard Wright, La Tête contre les murs d’Hervé Bazin, Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel et Ville Cruelle d’un certain Eza Boto qui ne signera Mongo Béti qu’à son livre suivant, Le Pauvre Christ de Bomba. Je n’avais lu jusque-là que des livres pour enfants et tout au plus, feuilleté une ou deux anthologies. Ville Cruelle fut le premier roman de ma vie. En amour comme en littérature, cela marque  « la première fois ». Cela vous reste pour toujours, cela crée des liens.

Bien qu’il fût difficile voire impossible de créer des liens avec l’auteur de Remember Ruben. Il était distant, orgueilleux (ce n‘est pas forcément un défaut, c’est même un devoir pour les bannis et les opprimés !), méfiant à  juste raison quand on connaît la gente intellectuelle africaine. Mongo Béti, c’était l’homme inaccessible de la littérature africaine. Tant-mieux, en ce qui me concerne : Ce qui m’intéresse, ce sont les livres, ce ne sont pas les écrivains. Les écrivains ne sont jamais que la lie de leur œuvre, il suffit pour s’en convaincre de penser à Céline ou à Brasillach.

Ceci dit, j’ai eu l’occasion de croiser Mongo Béti ici ou là, au gré des  circonstances. Lors de mon premier séjour au Cameroun en 1995, je lui ai rendu une visite de courtoisie à sa librairie « Peuples Noirs, Peuples d’Afrique » de Yaoundé. Il m’avait retenu à dîner. Un dîner en famille en quelque sorte, puisqu’il y avait sa femme et deux de ses enfants. Il ne s’était néanmoins épanché qu’une ou deux fois en parlant  de ses goûts littéraires et du culte immodéré qu’il vouait à Stendhal. En effet, ce nationaliste africain, plus sourcilleux que la moyenne, ne reniait pas sa culture française. Ce romancier moderne ne rechignait pas à écrire classique en ces temps de frime où chacun se targue de réinventer la langue française.

 Vous pensez bien que la littérature ne fut qu’une mise en bouche. Très vite, notre conversation s’orienta vers la seule chose qui l’intéressait vraiment : l’Afrique,  ses traumas,  l’aboulie incurable de ses élites. Il vénérait Lumumba et Cabral, soutenait Rawlings et Sankara au bénéfice du doute et comme moi, nourrissait une aversion sans borne pour Sékou Touré.

J’ai bien fait ce soir-là de ne pas le prendre en photo. Celle que j’ai en tête est bien plus parlante. Et il ne s’agit ni d’Eza Boto, ni de Mongo Béti ni de Banda (le personnage de Ville Cruelle) ni même d’Alexandre Biyidi (son nom d’état-civil). C’est tout cela à la fois. Chez ce monsieur-là, l’homme et l’œuvre forment un tout. Par son talent, par sa dignité et par sa force de caractère, ce rebelle, cet écorché vif a pu contenir sa colère et ses pulsions dans une œuvre colossale qui survivra au temps. Un maître mot a guidé ce grand homme qui fut tout à la fois un militant politique et un écrivain de génie : la cohérence, la ficelle qui a manqué à la plupart de nos grands clercs !

Tierno Monénembo

P.S. : Et de deux ! J’apprends pendant que j’écris cette chronique, le décès de l’écrivain congolais, Henri Lopes. RIP, cher aîné !