Dans une communication adressée aux gouvernements du Pakistan et du Kenya, les rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la liberté d’expression et les exécutions extrajudiciaires déplorent le manque de coopération et l’absence d’enquête sérieuse pour identifier les responsables de l’assassinat du journaliste pakistanais Arshad Sharif tué au Kenya en octobre 2022. RSF appelle à une enquête internationale indépendante.
Le ton des lettres est implacable. Dans des correspondances adressées au Pakistan et au Kenya le 5 octobre dernier, les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la promotion et la protection de la liberté d’expression et sur les exécutions arbitraires, sommaires et extrajudiciaires, dressent méticuleusement la liste des événements ayant précédé la mort d’Arshad Sharif. Le journaliste pakistanais a été tué par des policiers le 23 octobre 2022 au Kenya où il s’était réfugié depuis deux mois, à la suite de menaces de mort et d’une série de plaintes portées contre lui.
“La communication des experts onusiens est sans équivoque : il y a un manque de volonté manifeste de la part du Kenya comme du Pakistan pour reconstituer précisément les circonstances et identifier les responsables du meurtre de ce journaliste. À ce stade, l’enquête préliminaire au Kenya a été bâclée et celle des services de sécurité pakistanais est très orientée. Seule une enquête internationale indépendante, que RSF appelle ardemment, serait susceptible d’établir les faits compte tenu de l’implication présumée des forces de sécurité des deux pays dans ce meurtre« , déclare Arnaud Froger, responsable du bureau investigation de RSF.
Les rapporteurs spéciaux rappellent ainsi, dans leurs communications, les 16 plaintes (8 selon le Pakistan) portées contre le présentateur télé de la chaîne Ary News, fervent critique de la corruption et de la mainmise des militaires sur le pouvoir politique dans son pays, depuis le changement de gouvernement en avril 2022. Ils pointent également la lettre du journaliste adressée trois mois plus tard au président de la Cour suprême du Pakistan, faisant état des menaces de mort contre lui et restée sans réponse. “Il semble que rien n’ait été fait pour enquêter sur ces menaces et protéger la vie d’Arshad Sharif” déplorent les rapporteurs.
Craignant pour sa vie, le journaliste décide finalement de quitter le Pakistan le 10 août. Il arrive au Kenya dix jours plus tard après un bref séjour aux Émirats arabes unis, qu’il est contraint de quitter précipitamment à la suite de la visite dans ce pays du chef d’État-Major des armées du Pakistan, indiquent les deux experts onusiens. Dans la soirée du 23 octobre, le véhicule du journaliste est criblé de balles par des policiers kényans ayant dressé un barrage dans des circonstances obscures. Rien n’indique que ces policiers ont été arrêtés ni même sanctionnés et le rapport de la police des polices kenyane en charge de l’enquête n’a jamais été communiqué.
À l’instar de l’enquête menée par RSF, les rapporteurs déplorent les très nombreuses incohérences et les biais des investigations kényanes et pakistanaises ainsi que le manque de coopération transnationale pour identifier les responsables. “Les lois internationales requièrent des enquêtes qu’elles soient rapides, efficaces, sérieuses, indépendantes, impartiales et transparentes. Aucun de ces pré-requis n’a été satisfait par les enquêtes.”
Le Pakistan saisit Interpol pour les hébergeurs du journaliste
Dans sa réponse datée du 2 décembre que RSF a pu consulter, la représentation permanente du Pakistan à Genève assure que la deuxième équipe d’enquête mise sur pied spécialement pour cette affaire continue son travail. Elle aurait, selon elle, déjà soumis cinq rapports à la Cour suprême malgré les difficultés rencontrées, notamment pour accéder à la scène de crime au Kenya.
Les ressortissants pakistanais ayant hébergé le journaliste pendant son séjour au Kenya sont présentés comme les “principaux suspects” de cette deuxième équipe d’enquête diligentée par les autorités pakistanaises. Le courrier révèle par ailleurs que le Pakistan a demandé l’émission d’une notice rouge de la part d’Interpol le 19 mai 2023 afin qu’ils soient arrêtés, et ce alors même qu’ils n’ont pas encore fait l’objet d’une enquête approfondie.
Le premier rapport d’enquête pakistanais avait déjà présenté l’hébergeur du journaliste, Waqar Ahmed, comme un “personnage clé” sans étayer le rôle qu’il aurait pu jouer et sans identifier les raisons pour lesquelles il aurait piégé un homme qu’il hébergeait depuis plusieurs semaines. Au terme de sa propre enquête, RSF avait déploré que les autorités pakistanaises privilégient cette piste sans élément probant en éludant complètement l’implication possible de membres des services de sécurité pakistanais pourtant à l’origine des menaces ayant conduit le journaliste à fuir son pays.
Reporters Sans Frontières