Arrestations pour discours incendiaires et diffamatoires. Des décisions justifiées et respectueuses du droit international et national.

Dans cette période de double crise politico-démocratique que vit le Sénégal, d’une part, une crise de confiance entre les citoyens et les acteurs politiques, et d’autre part, entre les acteurs politiques, il est constaté une montée en puissance du discours diffamatoire et incendiaire dont Internet et ses réseaux sociaux seraient les amplificateurs. Aussi, les plateformes numériques d’information et de communication sont-ils devenus avec la démocratisation de leur accès, nos outils préférés d’expression de nos opinions, notamment celles politiques. Cet exercice de la liberté d’expression en ligne est surtout caractérisé par une violence verbale qui n’épargne personne. La presse en ligne et hors ligne nous a ainsi informés de l’arrestation des deux personnes pour outrage au Premier Ministre du Sénégal.

Le respect du droit à la liberté d’expression ne peut être invoqué pour justifier sa jouissance par des propos diffamatoires et incendiaires qui portent atteintes à la vie privée, à la réputation et à l’honneur d’une personne. En effet, les normes internationales et la législation nationale comportent des dispositions claires qui, d’une part, garantissent la liberté d’expression, et d’autre part, la limitent.

L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose­: «­Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. L’exercice des libertés prévues au présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires:

A) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui;

B) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.­»

Dans la même perspective, l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dispose « Toute personne a droit à l’information. Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements ».

Les limitations de l’exercice du droit à la liberté d’expression sont renforcées par l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui disposent : « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ».

En droit national, l’article 10 de la Constitution du Sénégaldispose ­: «­Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public.­».

Dans le même esprit, les alinéas 2 et 3 de l’article 13 de la Loi n° 2008-10 du 25 janvier 2008 portant loi d’orientation sur la Société de l’Information disposent­: «­Dans la société de l’information, les personnes disposent, en qualité de citoyens ou de consommateurs, dans le respect du principe du pluralisme et du principe de neutralité, des libertés d’information, d’expression et de participation. Elles exercent ces libertés d’une manière raisonnable. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux libertés d’autrui, à l’ordre public et aux bonnes mœurs.­»

Enfin, l’article 431-60 de la Loi n° 2016-29 du 08 novembre 2016 portant code pénal modifiant la loi n° 65-60 du 21 juillet 1965 dispose : «­Est puni d’un emprisonnement de cinq ans à dix ans et d’une amende de 500 000 francs à 10 000 000 francs ou l’une de ces deux peines, celui qui par un moyen de communication électronique affiche, expose ou projette aux regards du public tous imprimés, tous écrits, films ou clichés contraires aux bonnes mœurs­».

Il ressort de la lecture combinée de toutes ces dispositions que la liberté d’expression n’est pas absolue. Elle est restreinte aussi bien par le droit international que celui national pour garantir le respect du droit à la vie privée, de la réputation d’autrui et des bonnes mœurs.

En considérant tout ce qui précède, il convient de conclure que c’est dans le respect du droit international et national, en conformité avec les engagements internationaux de l’État du Sénégal et de sa législation interne, que les autorités ont pris les décisions de faire arrêter les personnes qui ont tenues ces discours incendiaires et diffamatoires. Non seulement, les décisions ont été prises en toute légalité mais leur caractère légitime et nécessaire, pour préserver­ la paix et la cohésion sociale, ne saurait être sérieusement remise en cause.

Toutefois, les poursuites pénales, confortée par une opinion publique nationale qui exprime en permanence sa désapprobation des discours discourtois et dégradants, ne sauraient être la solution de ce phénomène. Il faut que les autorités rompent dès à présent avec l’idée selon laquelle les actions pénales contre les pourvoyeurs de la haine et des propos outrageants sont une solution efficace à long terme pour réguler la liberté d’expression sur Internet et les réseaux sociaux.

Toute stratégie de lutte nécessite d’abord de s’interroger sur les responsabilités dans la montée en puissance de ce phénomène dans ce pays, et ensuite, sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre dès leur apparition.

Par son caractère immédiat et viral, qui fait croire qu’on pourrait populariser son message, Internet et ses réseaux sociaux sont considérés comme un amplificateur sans précèdent du discours de haine qui avant leur avènement, atteignaient difficilement, l’espace publique nationale d’un pays. Aussi, Internet est considéré par une partie de l’opinion publique comme un espace dangereux pour la paix et la cohésion sociale.

Cependant, il est facile d’accuser les plateformes numériques alors que les discours dégradants et insultants sont non seulement relayés et popularisés par les médias de masse, mais ils sont aussi entretenus et montés en épingle pour un audimat à des fins mercantiles, en violation de la loi. L’article 57 de la Loi n° 2017-27 du 13 juillet 2017 portant Code de la Presse dispose­: «­Les entreprises de presse et de la communication audiovisuelle doivent respecter la vie privée et les bonnes mœurs. Elles doivent aussi respecter l’ordre public en veillant notamment à ne pas diffuser des programmes ou messages de nature à inciter à la violence ou à la haine ». A la lumière des discours discourtois et outrageants largement relayés par une partie de la presse, il apparait qu’elle n’a pas encore intégré dans son traitement de l’information le respect de la vie privée et des bonnes mœurs conformément à cette disposition.

Cette recrudescence de la haine en ligne a toujours eu comme réponse le droit pénal. Même si le recours aux actions pénales sont légitimes et nécessaires pour endiguer ce phénomène, il a toujours eu un effet limité, et s’avère insuffisant car il persiste. Aussi, plutôt que de se concentrer uniquement sur une approche répressive, de nouvelles pistes doivent être explorées pour tenter de désamorcer ce danger pour la paix et la cohésion sociale.

Aussi, au-delà des arrestations policières et des poursuites pénales, il est souhaitable que les autorités adoptent et développent une approche collaborative de type multi-acteurs pour réguler les contenus diffamatoires et incendiaires sur internet et les réseaux sociaux. Cette démarche de co-construction d’une réponse à ce phénomène serait à organiser autour des parties prenantes ci-après­ qui devraient développer les propositions suivantes :

  • Le Gouvernement­: Élaborer un projet de loi modifiant le Code Pénal pour y insérer dans un premier temps une amende et/ou un travail d’intérêt général, et dans un second temps, en cas de récidive recourir aux peines privatives de liberté­;
  • Le système éducatif: c’est en milieu scolaire, en relation avec la famille, que se construisent les normes sociales qui préservent et consolident la paix et la cohésion sociale et non dans les commissariats de police et les prisons. Aussi, il serait souhaitable de définir une stratégie d’éducation à la citoyenneté à l’ère numérique. Un des axes serait d’outiller la jeunesse à un exerce de la liberté d’expression en ligne fondé sur des responsabilités sociétales en développant leur esprit critique­;
  • La société civile­: Elle devrait concevoir et mettre en place des programmes et projets de sensibilisation sur la citoyenneté à l’ère numérique. ­Le travail de terrain serait accompli en collaborant avec ses relais communautaires de base afin les messages soient délivrés en langue locale à travers les radios communautaires et d’autres espaces de dialogue­;
  • Les médias­: Le traitement de l’information sur internet et les réseaux sociaux par les médias de masse en intégrant leurs responsabilités sociétales est crucial. À cette fin, des activités de renforcement de capacités des journalistes pour un traitement citoyen et non mercantile de l’information qui porte atteinte à la vie privée et aux bonnes mœurs s’avère nécessaire. Toutefois, pour mettre fin à la course à l’audimat à des fins mercantiles, accompagner la presse à avoir un modèle économique durable est la clé.
  • Les universitaires­: Ils pourraient mettre leur capacité d’analyse des phénomènes sociaux au service de la société sénégalaise. Ils devraient s’approprier de fait le rôle de conseiller des autorités publiques en rendant accessible les résultats de leur recherche tout en décryptant publiquement les politiques publiques élaborées par le Gouvernement.

Fait à Dakar, le 22/ 05/ 2024

Le Président Ndiaga Gueye­

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