On sait depuis Proust que non seulement le temps perdu se rattrape mais qu’il peut servir de ciment à l’édification d’un roman colossal. Qu’en est-il des manuscrits perdus ? C’est la question que se pose votre chroniqueur depuis que la semaine dernière, un malotru s’est introduit dans son domicile pour lui subtiliser l’ordinateur renfermant le manuscrit sur lequel il travaille depuis trois ans et qu’il comptait remettre début avril à son éditeur en vue d’une publication en janvier prochain. Il se la pose avec autant d’angoisse que même le célèbre asthmatique de Cabourg n’échappe pas à la funeste loi qui veut qu’un jour ou l’autre, l’écrivain soit condamné à perdre un manuscrit. Mystérieusement disparus, les « 75 feuillets » qui forment la toute première esquisse d’A la recherche du temps perdu ont été retrouvés cinquante ans plus tard et pour la grâce du cercle raffiné des proustiens, enfin édités et publiés. Cendrars a perdu un manuscrit, Céline aussi, Hemingway aussi. Peu de gens savent que Saint Monsieur Bally n’est pas la première œuvre de Williams Sassine. Notre compatriote a égaré son tout premier manuscrit à la Gare de Lyon en 1967 alors qu’il était étudiant à Paris. Le coup fut si dur que c’est seulement six ans après, qu’il trouva la force d’achever un second texte et de le présenter à un éditeur.
Perdre un manuscrit, c’est le genre de malheur que l’on ne souhaiterait pas à son pire ennemi. Cela équivaut à perdre son rein gauche ou son poumon droit. C’est une mutilation dont on ne guérit pas. Chaque manuscrit est unique comme chaque enfant est unique. Demandez donc à une mère de refaire à l’identique l’enfant qu’elle vient de perdre ! Je dois me résoudre à entreprendre un tout autre livre alors qu’en trois ans de nuits blanches, j’avais fini par me familiariser avec ces personnages-là, ces situations-là, ce ton-là, ce rythme-là, cette langue-là ! Il faudra tout repenser, tout échafauder de nouveau, tout repeindre, tout refleurir. Ce doit être très difficile de refaire un pont, un viaduc, une nef ou une coupole mais alors un roman, c’est tout simplement un crève-cœur.
Mais je ne dois pas trop me plaindre dans un pays, la Guinée, où la détresse est la norme. Surtout que j’ai bénéficié et continue de bénéficier dans cette épreuve, d’un large soutien, un soutien sincère et spontané venu des profondeurs du pays. C’est un privilège que de savoir qu’on est n’est pas seul dans de tels moments. Mon téléphone n’arrête pas de sonner. Ma messagerie électronique est inondée de mots de sympathie et de réconfort. A N’Zérékoré, des prêtres ont organisé des veillées de prières pour me solliciter les faveurs du ciel. Je savais que je ne manquais pas d’ennemis. Aussi, je suis ravi de constater qu’autour de moi, les mains amies sont bien plus nombreuses que les griffes des fauves.
Ce qui m’étonne, c’est qu’un épais mystère continue d’entourer cette affaire malgré la forte mobilisation sur les radios, sur les télés, sur les réseaux sociaux ; malgré la forte récompense qui a été proposée à celui qui me ramènerait mon ordinateur ou du moins, mon manuscrit. Tout laisse supposer qu’il ne s’agit pas là d’un simple vol, que cette affaire est beaucoup plus compliquée qu’on ne le pense. Les gens qui ont fait ça, leurs moyens sont beaucoup plus sophistiqués et leurs intentions bien plus sataniques que ceux d’un vulgaire voyou de quartier. Quels qu’ils soient, quelles que soient leurs motivations, je leur demande de reprendre raison.
A quoi cela servirait-il de dérober une œuvre littéraire qui n’est ni un bien comestible ni même un secret d’Etat ?
Voler un manuscrit, c’est pire que tuer un homme, c’est tuer l’esprit. Si ces gens sont doués d’une âme, s’il leur reste encore ne serait-ce qu’une goutte de sang humain, je les supplie de me rendre mon roman. Il leur suffirait pour cela de transférer le fichier intitulé « Enfance 4 (enregistré) » à l’adresse email ci-dessous :
Ils n’auraient pas que les 10 000 000 FG que je leur promets, ils auraient aussi ma reconnaissance éternelle.
Tierno Monénembo