Les commerçants guinéens qui cherchent à se rendre en Chine doivent briser un mur pour obtenir leurs visas. Pour le franchir, il faut mettre la main à la poche en versant un pot-de-vin à un réseau mafieux qui rôde autour du consulat chinois. Voyage dans un monde de corruption.
La représentation diplomatique chinoise est localisée sur la corniche nord à la Cité ministérielle de Donka, dans la commune de Dixinn. Le bâtiment, ceinturé par une imposante cour, est accessible via une ruelle très fréquentée les jours ouvrés.
En effet, du lundi au vendredi, ce sont des centaines de personnes qui s’y rendent dans l’espoir d’obtenir un visa pour l’une des villes chinoises. Des personnes que nous avons rencontrées déclarent passer la nuit sur place à la belle étoile, histoire d’être parmi les premiers servis.
Les demandeurs de visas chinois sont majoritairement des hommes et des femmes qui exercent le commerce à Madina, le plus grand marché du pays.
“Je ne veux pas de problème”
Sur la ruelle, des groupes se forment. Ils se mettent parfois en rang pour donner un semblant d’ordre à la procédure. Mais rapidement, la tension monte. Elle oppose les vigiles aux demandeurs qui dénoncent ce qu’ils appellent « favoritisme érigé en règle ». Les deux gendarmes affectés par l’État guinéen sont souvent obligés d’intervenir pour calmer les nerfs.
Chaque demandeur est muni de documents de voyage soigneusement gardés dans une enveloppe kaki format A4. Le réseau qui entretient la corruption est composé de Guinéens. Ils ont accès au consulat, y bénéficient de complicité. Difficile de savoir si des employés chinois de l’ambassade en font partie. Un des hommes qui semble appartenir au réseau, agacé par la pression des demandeurs de visas, lance en langue nationale soussou : « Arrêtez de me suivre, je ne veux pas de problème ! Il y a des caméras partout. »
Parmi les demandeurs de ce jour, * Karim. Ce jeune opérateur économique se rend de temps en temps en Chine pour acheter des marchandises dans la ville de Shangaï. Nous l’avons rencontré alors qu’il était dans le rang et attendait son tour. Lui et trois de ses amis ont dû débourser 3 000 000 de francs guinéens pour bénéficier de l’appui du réseau afin d’accéder à l’ambassade. Chacune des personnes a versé 750 000 francs.
Le soir, au téléphone, loin des regards et de l’ambassade chinoise, Karim nous a livré un témoignage, admettant l’existence d’une véritable magouille autour du visa chinois : « Mon dernier voyage en Chine, c’était en 2023. A l’époque, les inscriptions se faisaient en ligne. Maintenant, le système a changé. Il y a un monsieur qui travaille, semble-t-il, avec les Chinois. Son réseau réclame entre 1 000 000 à 2 000 000 de francs guinéens pour aider le demandeur à franchir la porte de l’ambassade. Cette somme est différente des frais officiels de visa qui s’élèvent à 1 350 000 francs guinéens, pour un séjour d’un an. »
« C’est un marché. Il faut marchander », ajoute notre interlocuteur, avant de nous partager via WhatsApp une capture d’écran attestant du versement effectué sur le numéro Orange-Money d’un employé de l’ambassade de Chine nommé * Mory.
Réseau autour et dans le consulat
Nous avons cherché en vain à entrer en contact avec ce dernier pour obtenir sa version des faits. Toutefois, un autre demandeur nous a fourni le contact d’un certain Ansoumane, soupçonné de faciliter le règlement des dossiers. Nous avons pu joindre Ansoumane au téléphone mais il est resté très prudent. « Si vous pouvez venir me rencontrer, c’est mieux. Il s’agit de choses dont je n’aime pas parler au téléphone. »
Concernant les documents à fournir pour le visa, Ansoumane énumère : une lettre d’invitation, un RCCM (Registre du commerce et du crédit mobilier), un relevé bancaire, un formulaire de demande de visa, une réservation d’hôtel, deux photos d’identité sur fond blanc et une copie du passeport. « Pour le visa, je peux vous indiquer quelqu’un qui va vous aider à l’avoir. La lettre d’invitation, faite à partir de la Chine, c’est 1.500.000 francs guinéens. Pour cela, vous devez me donner la photocopie de votre passeport. Il y a des personnes qui vont vous réclamer jusqu’à 5 000 000. En ce qui concerne le relevé bancaire et le RCCM, c’est à 700 000 francs guinéens. »
Ansoumane finira par nous donner des indications plus précises sur le montant à verser au réseau qui opère autour et au sein du consulat chinois. « Je peux vous donner les numéros de 2 à trois personnes qui travaillent ou qui ont des relations à l’ambassade. Personnellement, je ne gère pas cela. Vous allez discuter avec eux. Je vous conseille d’aller avec 2 000 000. »
Un ami journaliste et moi nous nous rendons à Dixinn rencontrer Antoine, une des trois personnes dont nous a parlé Ansoumane. Mon accompagnateur journaliste se fait passer pour un candidat au voyage. Grâce à des personnes en Chine, nous avons réussi à obtenir deux invitations. Nous présentons les lettres, les deux photos d’identité et la copie du passeport au facilitateur. Après vérification, Antoine confirme l’authenticité des invitations et s’engage à nous faire le reste des documents le lendemain. Bien avant, Antoine nous a mis en relation avec Moussa qui gère un des réseaux. Ce dernier accepte de nous recevoir dans son véhicule stationné dans le couloir de l’ambassade. Suite à nos échanges, Moussa réclame la somme de 1 500 000 francs guinéens. « Comme je vous l’ai dit hier, je n’aime pas parler de cela au téléphone. Comme vous êtes venus, au niveau de l’ambassade, il vous faut déposer 1 350 000 FG à la banque [représentant les frais officiels de demande de visa]. Après, vous me donnez 1 500 000 FG ».
L’insistance de mon ami afin de bénéficier d’un rabais n’infléchira pas la position de Moussa.
Dépôt ou cash
Notre présence dissimulée au consulat chinois nous a permis de comprendre que deux possibilités s’offrent aux demandeurs de visas pour le versement de la somme exigée par les membres du réseau. Outre l’option Orange-Money, il y a le versement en espèce. Deux véhicules stationnés dans le couloir servent à la fois de lieu de discussions et de ‘’banque’’ pour les demandeurs de visas. Ces derniers y sont reçus de manière un peu plus discrète.
Mais que fait l’ambassade pour mettre un terme à ces pratiques ? Les autorités consulaires ont, à travers une notice datée du 29 mai 2024, clarifié leur position. Sur les portes, deux documents non signés sont affichés à l’attention du public, en français et en chinois. Ils portent la mention “Avis portant amélioration de l’ordre d’attente pour la soumission des documents de demande de visa.”
Il est mentionné dessus que « l’ambassade ne facturera aucun frais aux demandeurs avant que leurs documents ne soient acceptés et n’a autorisé aucun tiers à aider les soumissions des documents de demande de visa ou à déterminer l’ordre d’attente. » Les plaintes sont reçues par téléphone au +224.664.00.88.99 et par email à conakry@csm.mfa.gov.cn
Nous avons donc suivi les consignes données pour recueillir la version de l’ambassade. Nous avons d’abord envoyé un mail à l’adresse indiquée, sans suite.
Puis, après deux appels infructueux, un membre du personnel de l’ambassade nous a rappelé. Au bout du fil, la voix ne s’est pas présentée mais a pris soin de nous écouter : « (…) Est-ce qu’il y a des personnes qui demandent de l’argent au nom de l’ambassade ? C’est interdit et nous invitons tous ceux qui ont des informations spécifiques de nous les signaler pour que nous puissions mener une enquête. Quelle est la personne qui a dit qu’elle a le droit d’interdire aux gens de rentrer dans la salle ? »
L’échange continue avec la promesse d’un engagement : « Nous allons ouvrir une enquête mais pour la faciliter si vous avez des informations sur les personnes qui demandent de l’argent, vous pouvez nous fournir des détails… »
Colère et indignation
Alors que les commerçants gardent leur mal en patience, nous avons cherché l’avis de Chérif Mohamed Abdallah, Président du GOHA international (Groupe organisé des hommes d’affaires).
Le président de l’une des plus importantes organisations d’opérateurs économiques de Guinée est surpris d’apprendre que la pratique, qu’il croyait révolue, persiste : « Il y a quelques années, des commerçants sont venus se plaindre chez nous, mais je suis surpris d’apprendre que jusqu’à présent la pratique continue. »
S’il ne semble rien faire pour y mettre fin, il pense que les commerçants ne devraient pas prêter le flanc. « C’est une chose que les commerçants guinéens ne doivent pas accepter de la part de n’importe quelle ambassade ou de la part de n’importe quel individu. C’est un manque de respect pour les opérateurs économiques guinéens ».
Il invite à des actions fortes. « Très malheureusement, le Guinéen est habitué à accepter tout, y compris corrompre ou verser des pots-de-vin. Si vous entendez un producteur quelque part, c’est qu’il y a un client, un distributeur de l’autre côté. C’est presque dans toutes les ambassades : pour obtenir un simple rendez-vous, il faut payer. Qui sont-ils pour faire payer un rendez-vous dont on n’est même pas sûr d’obtenir le visa ? L’État guinéen doit mettre fin à cette arnaque ».
Que risquent corrupteurs et corrompus ?
Pour répondre à cette question, nous nous sommes tournés vers Guilavogui Valentin Zézé, juriste. Selon cet enseignant-chercheur en droit à l’Université catholique d’Afrique de l’Ouest, la loi guinéenne est sans équivoque. « L’article 771 du Code pénal guinéen punit d’un emprisonnement de trois à dix ans et d’une amende de cinq à dix millions de francs guinéens le fait par quiconque de promettre, d’offrir ou d’accorder à un agent public directement ou indirectement un avantage indû pour lui-même ou pour une autre personne afin d’accomplir ou de s’abstenir d’accomplir un acte dans l’exercice de ses fonctions. »
M. Guilavogui interpelle les victimes de corruption: « En droit pénal, le fait de garder le silence face à une infraction est une autre infraction. Même si c’est un montant de 10 000 ou 20 000 francs qu’on vous demande dans un service public ou privé afin d’obtenir un poste ou un service, vous pouvez prendre un huissier qui va vous faire un constat, vous constituez un avocat et vous saisissez une juridiction. Ne vous taisez pas sur les cas de corruption ».
Le silence des autorités
Pour obtenir l’avis des autorités guinéennes, nous décidons de contacter le Ministère des Affaires étrangères. Début octobre, nous tentons de joindre Alia Camara, conseiller en communication du département. En vain. L’ancien présentateur vedette du journal télévisé sur la RTG (Radio Télévision Guinéenne) est hors du pays. C’est le cas également du juriste Mohamed Camara, Directeur général des Affaires juridiques et consulaires. Leurs numéros sont soit injoignables ou en mode roaming. Ils ne répondent pas à nos sollicitations sur WhatsApp.
Nous nous rendons à la Direction des Affaires juridiques et consulaires. Au deuxième étage du siège de la diplomatie guinéenne situé au centre directionnel de Koloma, nous rencontrons le 8 octobre Alpha Ibrahima Diallo, Directeur général adjoint dudit service. Nous lui présentons notre badge de journaliste et lui exposons le but de la visite. Visiblement sur la défensive, notre interlocuteur exige d’entrée et devant ses collègues un ordre de mission. Nous lui faisons savoir qu’un tel document n’est pas obligatoire pour solliciter un entretien surtout pour un média guinéen. « On ne peut pas venir tomber sur moi matin bonheur pour solliciter un entretien. Je ne fonctionne pas dans la pagaille », se défend t-il. Puis, il nous ordonne de quitter son bureau, en faisant appel à la gendarmerie. Non sans marteler: « Laissez-le partir, mais qu’il ne revient plus dans mon bureau sans rendez-vous ! »
Le 9 octobre, Mohamed Camara répond à notre message sur WhatsApp depuis New York où il assiste aux travaux de la 79ème Session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations-Unies. Quand nous lui narrons notre mésaventure, il présente ses excuses sans, dit-il, « préjuger de quoi que ce soit ».
Certains Guinéens demandeurs de visas chinois préfèrent désormais se tourner vers la Sierra Leone, en attendant des jours plus favorables en Guinée.
Mamadou Samba Sow
Cet article a été publié avec le soutien du Centre International pour les Journalistes, ICFJ.
* Les noms de certaines personnes ont été volontairement changés pour garder leur anonymat. Les images y compris les captures d’écran ont été floutées.