Nicolas Sarkozy a-t-il reçu de l’argent de l’ex-dictateur libyen Mouammar Kadhafi pour financer la campagne qui l’a porté à l’Élysée ? La question est au cœur du procès qui s’ouvre ce lundi 6 janvier au tribunal correctionnel de Paris, où comparaîtront l’ex-président français et onze autres prévenus, dont trois anciens ministres.

C’est dans un dossier ancien et tentaculaire que va se plonger le tribunal correctionnel de Paris à partir de ce lundi. Les premières accusations émanent de Libye, en 2011, peu avant la chute de Mouammar Kadhafi, acculé par la révolte populaire soutenue par l’intervention occidentale, particulièrement la France et le président Nicolas Sarkozy. Au mois de mars, c’est d’abord une agence de presse libyenne qui annonce que le régime libyen révèlera bientôt un « secret de nature à mettre en péril la carrière politique du chef de l’État français ». Dans la foulée, le fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, réclame dans une interview que Nicolas Sarkozy « rende l’argent au peuple libyen ». Puis, Mouammar Kadhadi lui-même affirme dans un entretien au Figaro, révélé plus tard, que « c’est grâce à nous qu’il est arrivé à la présidence, c’est nous qui lui avons fourni les fonds ».

À ces déclarations, s’ajoute un document publié sur le site d’information Mediapart, présenté comme une « note » rédigée en arabe et datant du 10 décembre 2006, dans laquelle Moussa Koussa, ex-chef des services de renseignement extérieur de la Libye, ferait état d’un « accord de principe » pour « appuyer la campagne électorale du candidat » Sarkozy « pour un montant d’une valeur de 50 millions d’euros ». Le président de la République, alors candidat à sa réélection pour la présidentielle de 2012, dénonce le lendemain une « infamie » et porte plainte plus tard contre Mediapart, qu’il accuse d’avoir produit un faux.

Au terme d’une longue enquête et de plusieurs décisions de justice, la Cour de cassation validera définitivement le non-lieu ordonné en faveur de Mediapart et, sans pour autant dire qu’il s’agit d’un vrai document, écartera l’accusation de « faux » martelée par Nicolas Sarkozy. Pour autant, dans leur ordonnance de renvoi en procès, les juges d’instruction expliquent que « les contestations relatives à l’authenticité de cette note » les ont conduits « à ne pas la considérer comme un élément central du dossier », même si Moussa Koussa a « confirmé » le contenu du document.

Le troisième élément à l’origine de l’enquête consiste en une déclaration de l’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takkiedine devant le juge d’instruction dans le cadre de l’affaire Karachi, dans laquelle il évoque le financement de la campagne présidentielle de 2007 à hauteur de 50 millions d’euros par le régime libyen. Conséquence : en 2013, une information judiciaire puis une enquête préliminaire sont ouvertes contre X, notamment des chefs de corruption active et passive, puis transmise en 2014 au parquet national financier nouvellement créé.

 « Pacte de corruption »

Au terme de dix ans d’enquête, les magistrats instructeurs décident, en août 2023, que les charges suffisantes pour renvoyer devant la justice 13 hommes, dont Nicolas Sarkozy et les anciens ministres Claude Guéant, Brice Hortefeux et Éric Woerth ; seulement 12 prévenus seront néanmoins jugés, l’un d’eux, l’avocat malaisien et amateur d’art Sivajothi Rajendram, étant décédé en 2021.

Selon les magistrats, l’affaire débute en réalité il y a presque 20 ans : fin 2005, Nicolas Sarkozy, qui est alors ministre de l’Intérieur du gouvernement de Dominique de Villepin mais ne cache pas ses ambitions pour la présidentielle de 2007, rencontre à Tripoli Mouammar Kadhafi. Officiellement, les deux hommes se voient pour parler immigration. C’est alors qu’un « pacte de corruption » aurait été conclu entre eux. Nicolas Sarkozy aurait obtenu une contribution financière pour sa campagne présidentielle selon l’accusation, qui s’appuie sur les déclarations de sept anciens dignitaires libyens, sur les déplacements discrets, avant et après, de Claude Guéant et Brice Hortefeux, mais aussi sur les carnets de l’ex-ministre libyen du Pétrole, Choukri Ghanem, retrouvé noyé dans le Danube en 2012.

En échange de quelles contreparties supposées pour Mouammar Kadhafi ? D’abord, une réhabilitation internationale : fraîchement élu président de la République française, Nicolas Sarkozy accueillera en grandes pompes le dictateur, lors d’une visite controversée à Paris, la première depuis trois décennies. L’accusation évoque aussi la signature de gros contrats, ainsi qu’un coup de main judiciaire à Abdallah Senoussi, le patron des renseignements libyens, condamné à perpétuité en France pour son rôle dans l’attentat du DC-10 d’UTA en 1989 qui a coûté la vie à 170 personnes dont 54 Français.

Un président, trois ministres, deux hommes de l’ombre

Dans ce procès au long court, prévu pour durer jusqu’au 10 avril, Nicolas Sarkozy est poursuivi pour corruption, recel de détournement de fonds publics, financement illégal de campagne et association de malfaiteurs. Il encourt dix ans de prison, 375 000 euros d’amende, ainsi qu’une privation des droits civiques, et donc une inéligibilité, allant jusqu’à cinq ans. Pour la première fois, l’ex-chef de l’État comparaîtra avec un casier, trois semaines après avoir été définitivement condamné pour corruption dans l’affaire des écoutes à un an de prison ferme sous bracelet électronique : il doit être convoqué prochainement devant un juge pour en déterminer les modalités.

Parmi les onze autres prévenus poursuivis à ses côtés, outre les anciens ministres Claude Guéant, Brice Hortefeux et Éric Woerth, figurent deux hommes de l’ombre, rompus aux négociations internationales parallèles : le discret Alexandre Djouhri et le sulfureux et versatile Ziad Takieddine, aujourd’hui en fuite au Liban. Sur un compte de ce dernier, ont été retrouvés trois virements des autorités libyennes pour 6 millions d’euros au total ; il a aussi décrit des « valises » remises à Claude Guéant, contenant des « grosses coupures ». Les investigations ont par ailleurs montré que des espèces d’origine inconnue avaient circulé au QG de campagne de Nicolas Sarkozy. Éric Woerth, trésorier à l’époque, rétorquera qu’il s’agissait de « dons anonymes », pour quelques milliers d’euros seulement.

Alexandre Djouhri devra entre autres s’expliquer sur la rocambolesque exfiltration hors de France de Béchir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi, dans l’entre-deux-tours de la présidentielle 2012. « Claude Guéant démontrera qu’après plus de dix années d’instruction, aucune des infractions qui lui sont reprochées ne sont établies », a déclaré à l’AFP son conseil Me Philippe Bouchez El Ghozi, dénonçant « une somme d’assertions, d’hypothèses et autres approximations ».

Une « machination » ?

Nicolas Sarkozy, qui a toujours dénoncé une « fable », voire une « machination » destinée à lui nuire, conteste en bloc. Pour lui, les accusations portées par les Libyens ne sont qu’une « vengeance » s’expliquant par son soutien actif aux rebelles au moment du printemps arabe qui fera chuter Kadhafi, tué en octobre 2011. « Le président Nicolas Sarkozy attend avec détermination ces quatre mois d’audience. Il va combattre la construction artificielle imaginée par l’accusation. Il n’y a aucun financement libyen de la campagne » soutien au micro de RFI l’un de ses avocats, Christophe Ingrain, qui récuse aussi toutes potentielles contreparties.

« Après dix ans d’enquête, avec une débauche de moyens inédite, des écoutes, des déplacements de magistrats à l’étranger, il n’y a dans le dossier – évidemment – aucune trace de financement, aucun virement, aucun paiement, et même aucun montant du financement allégué ! Parfois, c’est trois millions, parfois c’est 400 millions d’euros, cela n’a aucun sens et n’est pas sérieux. Nous voulons croire que le tribunal aura le courage de procéder à un examen objectif des faits, sans se laisser guider par la théorie fumeuse qui a empoisonné l’instruction », renchérit-il.

De leur côté, les magistrats qui ont renvoyé l’ex-président et ses coprévenus devant le tribunal indiquent que si « dans les dossiers économiques et financiers, il n’existe pas d’évidence », « il apparaît qu’un pacte de corruption a été noué entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi aux fins de financement de l’élection du premier », et que la thèse d’une « machination destinée à nuire à Nicolas Sarkozy pour le punir d’avoir conduit la coalition contre le régime de Mouammar Kadhafi » en 2011 « ne résiste pas à l’analyse ».

Mais pour la défense de Nicolas Sarkozy, la « vacuité » du dossier éclate aussi au regard de la « versabilité » du principal accusateur depuis 2012 dans cette affaire, Ziad Takkieddine, dont elle brocarde les « seize versions » différentes. L’une de ces versions, une rétractation temporaire en 2020, fait l’objet d’une autre enquête : une douzaine de personnes sont mises en cause pour avoir voulu innocenter Nicolas Sarkozy  par des moyens frauduleux. L’ex-président est mis en examen, soupçonné d’avoir avalisé ces manœuvres.

Un procès à forts enjeux

De son côté, Vincent Brengarth, avocat de l’association Sherpa, partie civile, confie à RFI espérer que malgré l’ancienneté et la complexité du dossier, l’intérêt du public sera à la hauteur des enjeux de ce procès : « Ce dossier pourrait paraître, à certains égards, parfaitement romanesque s’il n’était pas établi par des années d’investigations solides. »

Mais il est pour lui « essentiel » qu’il mobilise l’attention des citoyens français et au-delà, « parce que vous avez la réunion d’un certain nombre d’éléments : à la fois des faits d’atteinte à la probité, qui par conséquent nous concernent collectivement, concernent l’intérêt général, et également cette dimension inhérente au fait que nous parlons d’un financement de campagne présidentielle – donc pour l’élection la plus importante au sein du pays – par le biais d’une puissance étrangère ».

« Quelles étaient les contreparties attendues face à ce financement éventuel ?, s’interroge Me Brengarth. Jusqu’où pouvait aller ses contreparties ? Et jusqu’à quel point, finalement, nous n’avons pas hypothéqué notre propre souveraineté uniquement pour permettre ce financement ? » Autant de questions auxquelles le conseil de l’association Sherpa espère obtenir des réponses durant ces quatre mois d’audience. 

Par Rfi.fr et l’AFP