S’il faut convenir que « La justice, c’est l’injustice équitablement partagée » (Maurice Chapelan), nous réclamons alors notre part d’injustice pour que demain nos ayants-droits n’aient pas à répondre de notre lâcheté devant le tribunal de l’Histoire. Pour Aliou, les autres et leurs familles, nous exigeons que l’injustice dont ils ont tant souffert soit équitablement partagée, afin que chaque Guinéen ait sa part de misère.
Depuis 1958, disparitions forcées, exécutions extra-judiciaires, détentions illégales, torture, privation, mise à l’écart, diabolisation… sont le lot des Guinéens. Une minorité se gave de nos deniers, assassine, embastille, pille et nargue les autres dans un récit à sa gloire et aux vertus de sa lignée.
Si l’équité ne peut vous guider dans le partage de notre fortune à tous, oh ! misérables dirigeants, soyez au moins équitables dans l’oppression. Pensez de temps à autre à tous ces Guinéens qui s’engagent résolument contre vos funestes desseins. Pensez aussi à nos imams et autres cléricaux à la croyance douteuse, dont la duplicité et la veulerie ne sont plus à démontrer. Eux qui s’estiment si proches du Très Haut qu’ils peuvent vous désigner khalifes et nous sommer de vous vénérer. Malheur à tous ces prélats, ulémas, sages sans vertus qui immolent foi et fidèles sur l’autel du pouvoir et du pécule.
Engagement politique ou sacrifice ?
On a coutume de dire que ceux qui luttent sont ceux qui vivent. Ce qu’on ne dit guère, sans doute parce que ça va sans dire, c’est que ceux qui luttent sont ceux qui crèvent. Résister ou périr, telle se conçoit l’équation de la lutte politique ultime. Une sorte de dichotomie glorifiée qui exalte la témérité des martyrs et débusque les lâches indifférents. Soit on résiste, soit on périt. Si dans tous les cas on va périr, l’honneur commande de résister.
Mais dans notre bled paumé aux allures de goulag, résister, c’est souvent périr. Non pas sous les coups de l’oppresseur, mais le poids du silence des ulémas et de l’indifférence générale. Le tyran ne peut espérer meilleur allié qu’un peuple endormi, bercé de chimères flamboyantes et promis à une prospérité hypothétique. Les troubadours s’activent et les rouages se fortifient, le système totalitaire se met en route. Au diable État de droit, démocratie, liberté et autres mièvreries de réactionnaires. Le train de la dictature est en branle, ne restent à quai que ceux qui refusent de monter à bord. Mêmes les indifférents ont un wagon dédié dans le futur Transguinéen. Allah n’est pas obligé. Vous non plus, répondrait-on à bord du Simandou 2040.
« L’indifférence, le poids mort de l’histoire »
Il y a peu, un compatriote nous confiait avec force détails le bien-fondé de son adhésion à la Refondation et la vanité de toute action politique « marginale » dans un pays où tous collaborent, qui pour l’ethnie qui pour le lucre. « Regarde où en est Aliou BAH et consorts aujourd’hui, suggérait-il. En prison, isolés de leur famille et pour longtemps ». Dans son regard, que l’épouvante disputait au déshonneur, se lisait l’implacable destin des martyrs politiques. Ce sentiment d’impuissance habite nos cœurs et hante nos vies, détermine souvent nos actions et parfois nos destins. Son propos sonne vrai, mais la seule vérité qu’il comporte est que la résignation est la pire et la plus sournoise des lâchetés. Nous avions choisi de changer de sujet et de laisser s’apaiser le tsunami qui dévastait notre âme de séditieux. S’il nous lit, cette lettre lui est aussi adressée.
Alors qu’il se le tienne pour dit, nous haïssons les indifférents. Nous croyons comme Gramsci et Friedrich Hebbel que vivre, c’est prendre parti. « Celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti. L’indifférence c’est l’aboulie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents. L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est le boulet de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte où se noient souvent les enthousiasmes les plus resplendissants, c’est l’étang qui entoure la vieille ville et la défend mieux que les murs les plus solides, mieux que les poitrines de ses guerriers, parce qu’elle engloutit dans ses remous limoneux les assaillants, les décime et les décourage et quelquefois les fait renoncer à l’entreprise héroïque » (Antonio Gramsci, 11 février 1917).
C’est grâce aux indifférents que les tyrannies se perpétuent et c’est à leurs numéros d’équilibristes que le tyran doit sa quiétude. C’est aussi à eux que les victimes doivent leur malheur. Ils sont l’humus abject dans lequel germent les graines du totalitarisme. Ils sont les alliés objectifs des assassins de nos frères et donnent quitus aux pilleurs de nos deniers.
Les martyrs s’immolent, les dieux regardent ailleurs
Voilà bientôt deux mois qu’Aliou BAH paie de sa liberté son engagement citoyen et son courage politique. Sept mois sans la moindre nouvelle de Foniké et de Billo. Deux mois sans le moindre signe de Marouane. Que dire des autres que l’anonymat soustrait à notre attention ? Pendant ce temps, que faisons-nous ? Quelques posts voyeuristes sur Meta, histoire de réprimer le sentiment déshonorant d’avoir abandonné des frères de lutte, des sit-in contre l’injustice et pourquoi pas faire… Bloc (libéral) pour se racheter une nouvelle virginité, après tant d’orgies avec la nébuleuse dans un simulacre de dialogue, où couverts et convives se confondaient au menu.
Quelques plumitifs zélés de notre genre ont pris le parti de faire satire contre l’injustice, certains plus pour assouvir leur irrépressible désir épistolier que pour tirer d’affaire les victimes. On fait ce qu’on peut, nous dira-t-on et c’est vrai. Mais la lutte, la vraie, se livre sur le terrain, face au monstre et dans la forme que lui-même détermine. Mais avec qui ? Avec quel peuple ? Cet agrégat de tribus galiléennes qui nous sert de Nation ? Peut-être bien. Mais derrière quel leader ? Les prophètes en exil ? Pourquoi pas. Après tout, impossible n’est pas guinéen. Contrairement à l’absurde.
Des résistants trahis
Combien d’éveilleurs de conscience trahis, abandonnés à leur sort, immolés sous les flammes de l’oubli et l’indolence ? Si ailleurs, ce sont les généraux qui ont toujours trahi leurs troupes, dans le Tiers-monde où se joue la lutte politique pure, l’inverse est la règle. Le Che doit sa fin à un berger bolivien qui avouera l’avoir dénoncé le 7 octobre 1967 pour la paix de « son troupeau en pâture », (LePoint.fr, 8 octobre 2019). Plus tard, on désignera Tamara Bunke, Ciro Bustos ou Régis Debray, mais cela ne change rien dans le fait, au contraire, que le Leader Maximo a été trahi par ceux pour qui il a consenti le sacrifice ultime.
Le leader de l’Unita, Jonas Savimbi, a péri le 13 février 2002 suite à des coups de téléphone émis depuis son maquis à destination de Lisbonne et de Paris (Diario de Noticias, 25 février 2002). Saddam Hussein a été livré aux Yankees contre 90 millions de billets verts (LeMonde.fr, 23 mai 2003). Les exemples sont légion et l’équation, implacable.
Résistants de ce beau pays, gardez la foi intacte en une Guinée libre et prospère. Et comme Ovide, nous vous disons Perfer et obdura, dolor hic tibi proderit olim (« De la persévérance et de l’énergie ; ces maux auront un jour leur récompense. ») Seule la lutte libère !
Diallo Tariq, Juriste