Il y a quelques années, dans une posture réflexive et engagée, j’ai amorcé plusieurs analyses critiques des dynamiques sociopolitiques en Guinée, mobilisant les outils méthodologiques de l’anthropologie politique et une éthique du regard distancié. Mon ambition n’était ni polémique ni partisane : il s’agissait de rendre visibles, au-delà des récits officiels comme des dénonciations militantes, les logiques profondes de la reproduction des systèmes d’oppression.
Aujourd’hui, à la lumière du basculement institutionnel du 5 septembre 2021, il me semble impératif de revisiter ces diagnostics, à l’aune d’une continuité silencieuse dissimulée derrière les apparats d’une rupture proclamée.
Le coup d’État du 5 septembre 2021 : refondation annoncée ou perpétuation déguisée du politique ?
Lorsque, en septembre 2021, les forces armées guinéennes prennent le pouvoir à la suite d’un troisième mandat d’Alpha Condé, malgré la contestation du peuple, une rhétorique salvatrice envahit aussitôt l’espace public. Le discours inaugural du colonel Mamadi Doumbouya, propulsé au rang de figure de proue de la transition, se veut rassurant : engagement formel à la neutralité politique, promesse d’une refondation républicaine adossée à la moralisation de la vie publique, et annonce d’élections libres et inclusives.
Cependant, à l’heure où ces lignes sont rédigées, des signaux de plus en plus explicites laissent entrevoir une préparation insidieuse à la candidature du chef de la junte. Campagnes de communication ciblées, éléments de langage ambigus, verrouillage progressif de l’espace politique et marginalisation des voix dissidentes : tout concourt à interroger la performativité de cette parole militaire, souvent investie d’un imaginaire de rigueur et de transparence, mais qui, ici, se révèle chargée d’une duplicité stratégique.
Libertés rétrécies et État de droit en léthargie
Le contexte politique actuel témoigne d’un durcissement autoritaire manifeste. Des figures de l’opposition vivent en exil. Le simple fait d’exprimer une opinion critique expose désormais à la prison, voire à l’intimidation. À cela s’ajoutent les disparitions inexpliquées de journalistes et d’activistes, qui signalent une criminalisation rampante de la dissidence.
Le discours officiel, structuré autour des valeurs de transparence, d’inclusivité et de patriotisme, se heurte à des pratiques institutionnelles opaques : indifférence face aux appels désespérés des familles de disparus, répression des manifestations, censure des médias indépendants. La transparence devient performative au sens le plus cynique : exhibée comme une preuve, elle s’absente de toute réalisation concrète. Vidée de sa substance républicaine, elle s’effondre en slogan sans corps.
En parallèle, les victimes de démolitions arbitraires — dépossédées de leurs habitations dans le cadre d’opérations dites d’assainissement — attendent toujours des compensations promises mais jamais versées. Cette précarisation croissante des corps et des territoires participe d’une politique de l’effacement, où la réparation reste une fiction administrative, suspendue dans les limbes d’un État désincarné.
Une analyse située : entre rigueur empirique et responsabilité éthique
En tant qu’anthropologue franco-guinéenne et apolitique, mon regard ne s’ancre dans aucune allégeance partisane. Il procède d’un impératif éthique : dire ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on tait trop souvent. Dans ce contexte, l’écriture devient un acte de résistance intellectuelle face à la banalisation du mensonge politique et à la normalisation de l’autoritarisme.
Il ne s’agit pas d’un cri de colère, mais d’une parole située, habitée, incarnée – capable d’exprimer la fatigue démocratique, le désarroi citoyen, l’érosion des espérances républicaines, sans pour autant céder au désespoir. Elle vise à réarmer la critique, à réhabiliter l’analyse, à résister aux évidences imposées.
Conclusion : penser l’avenir dans l’épaisseur du présent
Le 5 septembre 2021 aurait pu constituer une bifurcation historique, l’ouverture d’un horizon nouveau. Il s’inscrit désormais, hélas, dans une longue généalogie de ruptures illusoires, de reconfigurations mimétiques du pouvoir, où les figures changent sans que les logiques de domination ne soient véritablement altérées.
Plus que jamais, il est urgent de repolitiser la vigilance, de remettre la parole critique au cœur du débat public, et de redonner chair aux notions de justice, de liberté et de dignité citoyenne. Mon engagement d’anthropologue — et de Guinéenne — est aussi un engagement de mémoire et de parole. C’est au nom de cette exigence que j’écris : non pour dénoncer simplement, mais pour déplier le réel, interroger ses failles, et contribuer à penser l’avenir depuis l’épaisseur du présent.
Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue