L’excision, en République de Guinée, constitue une pratique à la fois persistante, enracinée et terriblement alarmante. Plus qu’un simple rite, elle s’impose comme un fait social total, dans la mesure où elle mobilise de manière simultanée et interdépendante les sphères du corps, la parenté, la religion, la morale, la sexualité, et l’ordre symbolique tout entier. À travers mon enquête ethnographique prolongée, conduite dans la région du Fouta-Djalon en Guinée, je me suis attachée à déchiffrer les ressorts multiples et complexes qui permettent à une telle forme de violence genrée – une violence structurelle, ritualisée, et profondément naturalisée – de se maintenir malgré les preuves accablantes de ses conséquences physiques, psychiques et sociales. Mon approche s’inscrit dans une perspective anthropologique située, attentive aux contextes locaux. Elle appréhende le corps féminin comme un vecteur d’inscription sociale, à l’intersection des contraintes institutionnalisées et des mécanismes symboliques par lesquels se déploient la transmission, l’intériorisation et la régulation des normes collectives. Les femmes que j’ai rencontrées – plusieurs femmes excisées- trois exciseuses respectées, presque vénérées dans leurs villages – incarnent cette tradition. Leur parole, transmise dans des gestes précis, des silences calculés et des récits chargés d’émotion, est précieuse non pas parce qu’elle justifie la pratique, mais parce qu’elle révèle combien celle-ci s’inscrit dans une continuité silencieuse. La tradition ne se revendique pas, elle s’impose dans l’ordre du non-dit. Elle se vit comme une évidence indiscutable, une vérité incorporée dès l’enfance. C’est dans cette naturalisation du geste, dans sa banalisation culturelle, que réside l’un des nœuds les plus préoccupants : ce n’est pas tant que l’excision soit imposée de force – même si cela peut arriver – c’est qu’elle soit désirée, intériorisée, transmise avec tendresse, parfois même réclamée comme une condition d’inclusion. La violence est alors invisibilisée, absorbée dans le tissu de la normalité. La critique devient dès lors inaudible, incompréhensible même, tant elle se heurte à un système de valeurs cohérent, mais enfermant.

Avis des religieux et conséquences de l’excision

Les discours religieux que j’ai recueillis lors de mes enquêtes confirment cette ambiguïté profonde. Plusieurs imams m’ont affirmé, avec conviction, que l’excision ne trouve aucune légitimation dans le Coran. D’autres, plus ambigus, ont évoqué des hadiths mineurs, rarement sourcés, pour en défendre la pertinence. Ce flou doctrinal maintient l’excision dans une zone d’indécidabilité morale : ni véritablement prescrite, ni clairement condamnée. Cette zone grise, en apparence anodine, est en réalité un espace de complicité silencieuse. Elle permet à la pratique de persister, enveloppée dans une permissivité implicite. L’institution religieuse, en refusant de nommer le mal, participe – volontairement ou non – à la perpétuation d’un ordre de domination où le corps féminin reste le lieu d’un contrôle symbolique renforcé.

Sur le plan biomédical, les conséquences de l’excision sont connues, massivement documentées, indiscutables : infections à répétition, douleurs chroniques, complications lors des accouchements, perte de plaisir sexuel, stress post-traumatique, sans parler des impacts psychiques durables. Et pourtant, ces données – pourtant objectives, rationnelles, chiffrées – peinent à ébranler les fondements symboliques de la pratique. Là où l’excision est valorisée, ces souffrances sont minimisées, relativisées, attribuées à des maladresses ponctuelles plutôt qu’à une violence structurelle. Le savoir médical est perçu comme extérieur, voire imposé de manière autoritaire et déconnectée, incapable de concurrencer le poids des valeurs locales. La culture triomphe du soin, la norme sociale l’emporte sur la douleur individuelle.

Les jeunes hommes que j’ai interrogés prolongent cette logique, en affirmant préférer les femmes excisées. Pour eux, cette mutilation n’est pas simplement une norme esthétique ou hygiénique : elle devient un marqueur moral, un gage de pudeur, de loyauté, de conformité. Le corps excisé est ainsi fétichisé comme support de la norme. Toutefois, dans l’interstice de cette hégémonie morale, des voix discordantes s’élèvent. Celles de jeunes hommes exposés aux contre-discours, aux imaginaires, à d’autres représentations du corps et du désir. L’un d’eux m’a confié avoir refusé d’épouser une femme excisée, non seulement pour préserver le plaisir sexuel, mais aussi par refus d’une souffrance imposée. Ce type de témoignage, encore minoritaire, dessine les contours d’un conflit de valeurs en germe, d’une contestation souterraine de l’évidence culturelle.

« L’excision, une survivance coutumière » ?

L’excision ne saurait donc être réduite à une survivance coutumière : elle constitue un véritable régime de contrôle du corps féminin. Elle organise la féminité autour d’un régime de douleur, de contrôle et de discipline. Elle impose au corps des femmes une assignation genrée rigide, un idéal de retenue et de soumission. Celles qui refusent sont perçues comme subversives, suspectes, parfois même déshonorantes. Celles qui perpétuent le geste vivent comme des garantes de l’ordre moral, au nom de la mémoire, de la transmission, et d’un amour maternel paradoxalement destructeur. C’est cette tension tragique, entre soin et blessure, entre fidélité et mutilation, qu’il nous faut interroger sans relâche.

En Europe, certaines femmes excisées trouvent un accompagnement, parfois une réparation chirurgicale. Ces dispositifs offrent un soutien précieux, mais ils ne peuvent effacer la trace corporelle de la violence subie. Ils ne restituent ni l’innocence perdue, ni la sensualité mutilée. Ils interviennent comme actes de résistance, de réparation partielle, mais aussi comme tentatives de réappropriation d’un corps aliéné. Ils symbolisent, à leur manière, le début d’une reconquête, mais ne sauraient suffire à eux seuls.

Yassine Kervella-Mansaré

Je parle ici à la première personne, en tant que femme noire, originaire de Guinée, chercheuse en anthropologie sociale. Mon regard est à la fois situé et critique. Il s’ancre dans l’expérience, la mémoire, le questionnement. Je ne me contente pas d’observer, je m’engage. Ce que je décris, ce sont des trajectoires fragmentées, des subjectivités blessées, des résistances muettes. Il ne s’agit pas de condamner d’en haut, ni de parler à la place de. Il s’agit de faire entendre les voix de celles qui doutent, qui refusent, qui espèrent. De celles qui, dans l’ombre des normes, osent poser des questions interdites.

Je suis convaincue que l’excision cessera lorsque ses fondements symboliques s’effondreront, non par décret, mais par fatigue du sens. Cela suppose un travail lent, minutieux, patient : un travail d’éducation, d’écoute, de création de contre-imaginaires. Il faut déplacer les cadres, faire émerger de nouveaux récits, donner chair à d’autres possibles. C’est dans ces interstices que peut naître une alternative.

À la jonction entre ethnographie critique et d’une lecture située des dynamiques sociales, cette analyse vise à alerter sur l’urgence d’une transformation sociale profonde. Car l’excision n’est pas un vestige, elle est un fait social vivant. Elle détruit, encore aujourd’hui, des corps, des vies, des futurs. Il nous appartient de la démystifier, de l’affaiblir, de l’abolir – non contre les communautés, mais avec celles et ceux qui les interrogent de l’intérieur.

Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue