Il y a des gestes qui ne relèvent pas uniquement de la coquetterie ou de la routine quotidienne. Se coiffer, ou plus précisément, choisir de porter ses cheveux crépus au naturel, est pour de nombreuses africaines aujourd’hui un acte hautement symbolique, un geste de réappropriation identitaire dans un monde encore profondément marqué par l’héritage colonial, les standards esthétiques eurocentrés et les injonctions à l’assimilation.

Depuis quelques années, je constate l’émergence et la consolidation d’un mouvement que je salue à la fois en tant que femme noire d’origine africaine et française, mais aussi en tant qu’anthropologue africaniste. Ce mouvement vise à assumer, à revendiquer et à célébrer les cheveux crépus dans leur état naturel, en rupture avec des décennies, voire des siècles, de dévalorisation et d’invisibilisation. Il s’inscrit dans un processus plus large de décolonisation de l’esthétique, dans lequel les Africaines redéfinissent elles-mêmes les termes de leur beauté.

Ce retour au naturel, ce refus croissant des perruques lisses ou tressées, ce rejet des produits défrisants et éclaircissants, ne sont pas de simples choix esthétiques : ce sont des prises de position. Dans plusieurs pays africains, notamment en Afrique de l’Ouest, les produits dépigmentants sont encore massivement utilisés. Ils détruisent la peau autant qu’ils minent l’estime de soi. Ces pratiques, héritées d’un long conditionnement postcolonial, reflètent une quête d’une certaine forme d’acceptation sociale fondée sur des normes extérieures, souvent occidentales.

En 2022, dans un geste que je qualifierais d’engagé, j’ai moi-même choisi de porter une coiffure traditionnelle peule Le Djoubadè. Celle-ci m’a été réalisée par la dernière coiffeuse traditionnelle encore active dans ma ville natale, Mamou, en Guinée. À mon retour en France, je portais fièrement cette coiffure, une crête ornée de perles et de cauris, symbole culturel puissant et esthétique singulière. Je me souviens des regards étonnés et admiratifs à l’aéroport, des passagers prenant des photos, curieux de ce qu’ils percevaient comme une rareté visuelle.

Ce qui me touche tout particulièrement aujourd’hui, c’est de voir sur les réseaux sociaux ces jeunes africaines qui affichent leurs cheveux crépus avec fierté. Ces images, ces témoignages, ces tutoriels de soins capillaires africains traditionnels représentent autant de micro-révolutions qui œuvrent, peu à peu, à un renversement du stigmate. Il s’agit d’une réhabilitation symbolique et affective, d’un retour vers soi et vers une beauté située, enracinée dans une histoire, dans une mémoire.

Mais ce mouvement reste encore marginal dans de nombreux contextes. Lors de mes enquêtes ethnographiques en Guinée, j’observe que l’acceptation de soi peine à s’imposer. Les femmes croisées dans les rues portent presque toutes des perruques — lisses, bouclées, parfois imitant les cheveux crépus — mais rarement leurs cheveux naturels. Ce choix, souvent présenté comme pratique ou esthétique, trahit un malaise plus profond. En refusant de montrer leurs propres cheveux, elles traduisent un inconfort avec leur propre image, un doute identitaire non résolu.

Un paradoxe fascinant réside dans ce que j’appellerais le « tourisme culturel inversé » : ce sont désormais les Occidentaux eux-mêmes qui partent à la recherche de populations conservant leurs traditions esthétiques. J’ai pu observer ce phénomène lors de mes travaux doctoraux sur les populations peules nomades du Tchad, notamment les Wodaabe et les Bororo. Lors du Geerewol, danse rituelle de séduction et d’intimidation, les jeunes hommes arborent fièrement leurs longues chevelures, se maquillent avec soin, et ornent leur cheveux de perles et de couleurs éclatantes (voir photo ci-dessus). Chez les femmes, le cheveu n’est jamais coupé, il est transmis, entretenu, valorisé. C’est une beauté incarnée, une fierté culturelle et sociale (voir photo ci-dessous).

Cette beauté africaine, libre, majestueuse, traversée par les codes culturels propres à chaque ethnie, chaque région, chaque clan, mérite d’être reconnue, transmise, valorisée. Elle constitue un répertoire d’émancipation collective pour les africaines contemporaines.

J’ose espérer que dans les mois et années à venir, de plus en plus d’Africaines feront le choix de garder leurs cheveux crépus, de porter leur peau noire avec dignité et confiance. J’espère que les jeunes filles peules, souvent dotées de peaux naturellement claires, sauront résister aux tentations de l’éclaircissement et préserver leur beauté naturelle. Car c’est bien dans la réconciliation avec soi, dans l’acceptation entière de sa corporéité, que s’opère la vraie liberté.

En somme, les mouvements actuels de réappropriation capillaire chez les Africaines et afro-descendantes s’inscrivent dans une dynamique plus large de réaffirmation identitaire, de résistance aux normes esthétiques occidentales et de valorisation des héritages culturels. À travers l’expression libre de leurs cheveux crépus, les femmes renouent avec des pratiques ancestrales tout en redéfinissant les contours contemporains de la beauté noire. Ce retour aux coiffures traditionnelles, souvent ornementées de perles, de tresses et de symboles identitaires, témoigne d’un acte politique et intime à la fois : celui de dire non à l’effacement et oui à l’affirmation de soi.

En tant qu’anthropologue africaniste, j’observe avec émotion et admiration ces transformations, tout en restant lucide sur les résistances persistantes, notamment dans certains pays d’Afrique où les normes eurocentrées dominent encore l’imaginaire collectif. Mais ces gestes capillaires, si quotidiens soient-ils, dessinent les contours d’un avenir où les femmes noires pourront, sans compromis, conjuguer tradition, fierté et modernité. Ce chemin vers la reconnaissance de soi, de sa culture et de sa beauté, me semble fondamental pour la construction d’une société plus inclusive, respectueuse des diversités et riche de toutes ses mémoires.

Par Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue