Dans votre tribune intitulée « Nous sommes tous coupables ! », vous reprenez à votre compte une parole célèbre de feu Siradiou Diallo — « Tout le monde est coupable » — que vous érigez en vérité politique. Cette phrase, prononcée dans un contexte bien précis, face à une salle bouleversée, ne saurait constituer à elle seule un fondement moral ou historique valable. Ce n’est pas parce qu’une formule provoque le silence ou la sidération qu’elle dispense de rendre justice ou de penser la complexité.

Affirmer que « tout le monde est coupable », c’est proposer une dilution de la responsabilité, une stratégie du flou. C’est gommer les hiérarchies des fautes, effacer les signatures au bas des ordres, confondre l’auteur du crime et celui qui, par crainte ou impuissance, s’est tu. Une telle confusion n’ouvre pas la voie à la réconciliation, mais au déni. Elle absout les véritables responsables et condamne indistinctement une population déjà éprouvée. Elle transforme le crime politique en faute collective, donc en faute sans coupable.

Vous allez plus loin encore, en suggérant que ce sont parfois les peuples eux-mêmes, dans leur enthousiasme bruyant, qui poussent les dirigeants à fauter. C’est là un renversement pervers de la charge morale. Non, Monsieur Kamara : ce n’est pas la foule qui fabrique le crime d’État, ce sont les appareils du pouvoir. Ce sont les régimes, les clans, les cercles fermés — ceux auxquels vous avez appartenu — qui orchestrent les adhésions, manipulent les émotions, canalisent les frustrations, pour imposer leurs volontés. Ce n’est pas la rue qui commande, ce sont les conseillers, les ministres, les rédacteurs de discours, les hommes de l’ombre. Vous le savez mieux que quiconque.

Le véritable mal de la Guinée, ce n’est pas une culpabilité diffuse ou partagée : c’est l’impunité, constante et systémique. Depuis 1958, aucun régime n’a rendu de comptes. Aucun massacre n’a été jugé. Ni les pendaisons publiques, ni les tortures du Camp Boiro, ni les exécutions sommaires de 1985, ni les charniers de 2009, ni les disparitions forcées des dernières années. La justice est demeurée silencieuse, la mémoire sélective, les responsabilités dissimulées. Ce n’est pas d’une auto-culpabilisation générale que la Guinée a besoin, mais d’une justice ciblée, rigoureuse, équitable, qui distingue, qui nomme, qui répare.

En lisant votre texte, une pensée m’est venue : celle de Fiodor Dostoïevski, qui écrivait dans Les Frères Karamazov que « chacun est coupable devant tous, pour tous ». Mais cette idée relève d’une vision spirituelle, presque religieuse, où chacun doit prendre sur soi la souffrance du monde. Ce n’est pas une règle politique ni une excuse historique. Ce que Dostoïevski exprimait, c’est une invitation à l’humilité personnelle, pas une manière de blanchir ceux qui ont commis des fautes graves. Confondre ces niveaux revient à effacer les responsabilités réelles — et cela, nous ne pouvons plus nous le permettre.

Vous évoquez également, avec gravité, les forces invisibles qui conseillent les dirigeants, les « visiteurs du soir », les ombres qui murmurent derrière les rideaux. Mais qui parle ici ? N’avez-vous pas été, vous aussi, conseiller spécial, ministre d’État, confident de chefs ? N’avez-vous pas été, à plusieurs reprises, de l’autre côté du rideau ? Votre texte se lit comme celui d’un témoin, presque d’un survivant, mais votre trajectoire est celle d’un acteur, d’un artisan du pouvoir. La responsabilité commence toujours par soi.

Enfin, il faut être clair : personne ne souhaite juger un peuple. Ce que réclame l’Histoire, c’est que l’on juge les faits, que l’on distingue les degrés de culpabilité, que l’on nomme ceux qui ont ordonné, exécuté, dissimulé. Ce que nous voulons, ce n’est pas une réconciliation bâtie sur l’oubli, mais une mémoire lucide. Ce que nous refusons, c’est que l’exigence de justice soit assimilée à une quête de vengeance ou à une faute partagée.

En vérité, ce que vous proposez, sous couvert de lucidité, c’est une forme d’amnistie morale. Une paix sans justice. Une paix qui coûte toujours plus cher aux victimes qu’aux bourreaux. Mais sans vérité, il n’y aura jamais de guérison. Et sans justice, jamais de refondation durable.

Non, Monsieur Kamara, tout le monde n’est pas coupable.
Ce sont l’impunité, le silence complice des élites, la falsification de l’histoire, et la confusion entretenue entre faute morale et responsabilité politique qui ont conduit la Guinée à son naufrage.

La solution ne viendra ni de l’oubli, ni de l’auto-absolution générale. Elle viendra du courage de nommer, de juger, de réparer, et de reconstruire sur les ruines — non de les recouvrir.

Alpha Bacar Guilédji – « Écrasons l’infâme »