Le 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse et d’expression, devrait incarner un moment fort de célébration des principes fondamentaux qui fondent toute démocratie. Pourtant, en Guinée, cette date cristallise plutôt les symptômes alarmants d’un affaissement de l’État de droit. En tant qu’anthropologue et citoyenne franco-guinéenne, je me dois d’analyser et d’alerter sur les multiples dérives qui fragilisent la participation civique et l’exercice des libertés fondamentales dans mon pays d’origine.
Depuis plusieurs mois, les atteintes aux droits fondamentaux se multiplient : fermetures arbitraires de médias, incarcérations de journalistes, disparition inexpliquée d’activistes. Il ne s’agit plus de simples incidents isolés, mais bien d’une tendance lourde vers un autoritarisme qui met à mal un tissu démocratique déjà fragile. Ces régressions, en plus d’affecter les institutions, bouleversent le quotidien de familles entières, accentuent la précarité et renforcent la peur.
Dans ce contexte déjà préoccupant, une vidéo virale, largement relayée sur les réseaux sociaux, a révélé une scène particulièrement troublante. On y voit le ministère guinéen des Affaires étrangères annoncer à un groupe de ressortissants guinéens que le président de la transition, le général Mamadi Doumbouya, leur avait offert une somme de 200 000 dollars pour leur mobilisation à l’occasion de la visite du chef de la junte au Gabon. Présentée comme un geste de reconnaissance, cette distribution d’argent public interroge profondément quant à la gestion des ressources nationales dans un pays où l’accès aux services de base reste dramatiquement insuffisant : santé, éducation, logement, emploi…

Cette stratégie s’inscrit dans un schéma de gouvernance bien identifié : celui de la captation de la loyauté politique par des moyens financiers. Partout en Guinée, les portraits du chef de la transition fleurissent sur les murs, tandis que des vidéos montrent de jeunes citoyens exhibant l’argent reçu en échange de leur soutien. Cette logique de clientélisme transforme la citoyenneté en une marchandise et affaiblit irrémédiablement les fondements de la démocratie représentative.
Le paradoxe est flagrant : d’un côté, l’État restreint la liberté d’expression et criminalise les voix dissidentes ; de l’autre, il instrumentalise les moyens publics pour obtenir un soutien populaire soigneusement mis en scène. La dissymétrie entre répression et manipulation financière appelle à une réflexion éthique sur la légitimité de l’autorité politique et sur les formes contemporaines de la violence institutionnelle.
Conclusion
Il devient urgent de rappeler que la démocratie ne se réduit ni à une mise en scène de l’adhésion ni à une succession d’échéances électorales vidées de leur substance. Elle repose sur des droits effectifs, au premier rang desquels figure la liberté d’expression, condition nécessaire à toute délibération publique, à tout contrôle citoyen et à toute construction d’un avenir commun. En Guinée comme ailleurs, les dérives autoritaires ne doivent pas être normalisées.
C’est pourquoi il est indispensable que les intellectuels, les chercheurs, les médias libres et la société civile s’emparent de cette question avec rigueur et courage. La vigilance face aux dérives politiques ne doit pas faiblir. Elle est la condition même de la dignité politique.
Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue