Dans l’espace sahélien, les communautés peules, historiquement nomades, pastorales et transfrontalières, sont devenues les cibles privilégiées d’une violence sécuritaire multiforme, dans un contexte de militarisation croissante de la lutte contre le terrorisme. Au Burkina Faso, au Mali et au Tchad, les massacres, les arrestations arbitraires et les exécutions extrajudiciaires dont elles sont victimes ne relèvent pas uniquement d’une dynamique conjoncturelle liée aux conflits armés non étatiques, mais s’inscrivent dans un régime discursif plus vaste, fondé sur l’essentialisation ethnique et la criminalisation collective. La figure actuelle du Peul, dans les récits institutionnels et médiatiques dominants, tend à être indexée à celle du « terroriste potentiel », du « complice des groupes djihadistes », voire de l’ennemi intérieur, ce qui engendre une stigmatisation généralisée, légitimant implicitement – voire explicitement – la violence d’État et l’impunité.

L’analyse linguistique des discours sécuritaires révèle ainsi une construction sémantique qui opère un glissement insidieux entre appartenance ethnique, mobilité transfrontalière, islam visible et engagement présumé dans des groupes armés. Des termes comme « rejoindre les groupes terroristes », régulièrement appliqués aux jeunes hommes peuls, véhiculent l’idée d’un choix rationnel et volontaire, occultant les logiques de contrainte, de survie ou de marginalisation qui sous-tendent souvent ces trajectoires. Le lexique de la menace, de l’allégeance et du soupçon essentialise les Peuls, les réduisant à une population intrinsèquement suspecte, voire dangereuse. Ce langage n’est pas neutre : il produit des effets performatifs, alimente des imaginaires de peur et ouvre un champ de légitimation à la répression militaire.

Les événements récents, documentés par Human Rights Watch, les Nations Unies ou des sources journalistiques comme Le Monde ou TV5Monde-qu’il s’agisse des 130 civils peuls tués en mars 2025 dans la Boucle du Mouhoun au Burkina Faso, des exécutions sommaires perpétrées à Diafarabé au Mali, ou encore des violences invisibilisées mais persistantes au Tchad-illustrent une violence structurelle, rendue possible et durable par le silence, l’indifférence ou l’approbation tacite des pouvoirs publics. Ce processus de racialisation politico-discursive des Peuls s’accompagne d’une absence de mécanismes de justice ou de réparation, nourrissant un sentiment d’impunité et de relégation chez les populations concernées.

Qui sont les Peuls ? Déconstruction d’un essentialisme ordinaire

La tribune que j’initie ici poursuit un objectif clair : faire connaître un peuple à la fois omniprésent sur le continent africain et paradoxalement méconnu, voire caricaturé. Il ne s’agit pas pour moi d’un engagement militant fondé sur l’identitarisme, mais d’une posture scientifique consciente de sa responsabilité sociale. Je suis chercheuse, formée en France, et j’ai orienté mes travaux, de la licence jusqu’à la thèse de doctorat, vers l’étude des sociétés peules.

Pourquoi ce choix ? Parce qu’en anthropologie, il est commun — sinon indispensable — de construire sa recherche à partir d’un groupe humain dont on maîtrise la langue. D’origine peule, née en Guinée, locutrice du pulaar et du fulfulde — deux des principales variantes dialectales de la langue peule —, j’ai choisi d’assumer une posture que l’on qualifie d’anthropologie du proche : une démarche de recherche conduite « depuis l’intérieur », sans pour autant renoncer à la distance critique exigée par l’analyse scientifique.

Ainsi, je me situe à l’intersection de deux régimes épistémologiques : celui de l’anthropologue du dedans, qui partage une partie de l’expérience vécue de ses enquêtés, et celui de l’anthropologue du dehors, formée aux méthodes d’enquête et aux exigences conceptuelles des sciences sociales occidentales. Cette double position me permet d’articuler les savoirs empiriques issus du terrain et les constructions théoriques élaborées dans l’espace académique, dans un souci constant de rigueur réflexive.

Un peuple archipélagique aux identités différenciées

Les Peuls — également désignés sous les ethnonymes FulɓeFula ou Fulani selon les aires linguistiques — occupent un espace géographique immense, s’étendant de l’océan Atlantique jusqu’au bassin du Nil. Leur présence est attestée dans plus d’une vingtaine de pays d’Afrique subsaharienne, ce qui fait d’eux l’un des ensembles socio-culturels les plus étendus du continent.

Cette dispersion pluriséculaire a conduit les chercheurs à forger la notion d’« archipel peul », pour désigner une constellation de communautés aux pratiques, croyances, langues et modes de vie diversifiés, mais reliées par des référents symboliques communs. On distingue ainsi des groupes nomades ou semi-nomades — notamment dans les zones sahéliennes du Niger, du Tchad ou du nord du Cameroun — et des populations sédentaires, plus nombreuses en Afrique de l’Ouest (Guinée, Sénégal, Mali, etc.).

Cette opposition entre nomadisme et sédentarité dépasse la simple géographie : elle engage des formes de socialisation différenciées, des représentations du monde singulières, des structures de parenté distinctes, ainsi que des conceptions variées du genre, du pouvoir et du sacré. Pourtant, malgré cette hétérogénéité, on observe une étonnante persistance de traits culturels partagés — comme le goût pour la retenue, le prestige de la parole maîtrisée ou l’exaltation de la mémoire pastorale — que les Peuls eux-mêmes énoncent à travers un discours récurrent sur leur supposée unité.

Langue, pouvoir et mémoire : le rôle central du fulfulde

L’un des vecteurs essentiels de cette cohésion symbolique est sans conteste la langue peule. Les deux variantes les plus répandues sont le pulaar, en usage principalement à l’ouest (Sénégal, Guinée, Mauritanie), et le fulfulde, prédominant à l’est (Cameroun, Tchad, Nigéria, Niger).

Dotée d’un système morphosyntaxique particulièrement sophistiqué — flexion verbale riche, classes nominales, structure agglutinante —, le fulfulde et le pulaar constituent bien plus qu’un simple outil de communication : ils formentun véhicule identitaire fondamental, dont la maîtrise est perçue comme un signe d’authenticité peule.

En tant que locutrice native et chercheuse, je suis particulièrement sensible à la puissance lexicale de cette langue, qui structure en profondeur le monde pastoral et sédentaire : elle possède une terminologie élaborée pour désigner les espèces bovines, les types de pâturages, les cycles saisonniers, les statuts sociaux, les rituels de passage ainsi queles subtilités du lien de parenté.

Mais la langue peule est également marquée par une éthique du dire, en lien avec l’idéologie du Pulaaku : un ethos comportemental valorisant la retenue, l’endurance, l’honneur, la discrétion, la maîtrise de soi et le refus de l’exhibition. Ce code, à la fois éthique et esthétique, se manifeste dans les stratégies d’évitement verbal, les tournures euphémiques et les jeux subtils entre ce qui peut être dit et ce qui doit rester tu.

La vache, matrice symbolique de l’ordre peul

Au centre de la culture peule se trouve un animal totémique : la vache. Non pas dans une acception folklorique ou essentialiste, mais comme matrice symbolique autour de laquelle s’organisent les rapports sociaux, les valeurs morales et les imaginaires collectifs. L’élevage bovin — qu’il soit pratiqué de façon sédentaire ou itinérante — a profondément façonné les structures sociales, les pratiques rituelles, les systèmes de transmission, les normes matrimoniales et les cosmologies religieuses peules.

Même au sein des espaces urbains, chez des Peuls citadinisés ou désengagés de l’activité pastorale, la vache demeure un symbole culturel puissant. Elle continue d’habiter les proverbes, les récits, les métaphores, les arts oratoires, les associations culturelles et les représentations diasporiques. Elle incarne une forme de mémoire collective, un ancrage dans le temps long des lignages et des migrations.

Conclusion

Écrire sur les Peuls dans le contexte actuel de tensions ethno-sécuritaires soulève des enjeux à la fois scientifiques et méthodologiques. Une telle démarche implique d’interroger les représentations, les récits et les dynamiques sociales qui entourent cette communauté, sans céder aux généralisations ni aux lectures essentialistes. Elle requiert une attention particulière à la pluralité des expériences, à la diversité des trajectoires historiques et à la complexité des rapports sociaux dans lesquels s’inscrivent les populations peules.

Cette série de contributions s’inscrit dans une volonté de documenter, de manière rigoureuse et contextualisée, les multiples formes d’expression, d’organisation et de subjectivation au sein des mondes peuls. Elle vise ainsi à éclairer les rapports entre mémoire, appartenances et violences, dans un espace sahélien traversé par des recompositions politiques, sociales et identitaires. En mobilisant des outils issus de l’anthropologie critique, elle cherche à contribuer à une meilleure compréhension des dynamiques régionales contemporaines, au-delà des discours réducteurs ou idéologisés.

Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue