Dans le prolongement de mon précédent article intitulé Vies précaires, corps marchandisés : comprendre la prostitution en Guinée, j’ai souhaité revenir sur les nombreux échos qu’il a suscités, tant au sein des cercles intellectuels guinéens qu’auprès de collègues universitaires français, de membres de la diaspora et de citoyens ordinaires. Ces réactions, à la fois critiques et solidaires, m’ont encouragée à poursuivre la réflexion, en approfondissant le matériau empirique à travers une nouvelle série d’entretiens réalisés à distance. Ce second volet, conçu comme une extension ethnographique du premier, s’appuie sur les récits de trois prostituées, âgées respectivement de 14, 18 et 35 ans, ainsi que sur ceux de deux de leurs clients, âgés de 45 et 55 ans. L’ensemble de ces témoignages met en lumière la complexité des rapports de genre, des dynamiques économiques et des représentations sexuelles au sein du marché sexuel guinéen, dans un contexte d’extrême précarité et d’absence de régulation légale.
Cadre juridique et violence structurelle : la prostitution hors-la-loi
À la différence de la France, où la loi du 13 avril 2016 encadre juridiquement la prostitution en cherchant à responsabiliser les clients et à protéger les personnes prostituées, la Guinée ne dispose d’aucun dispositif légal structurant. Ce vide normatif rend les travailleuses du sexe particulièrement vulnérables aux violences, aux risques sanitaires et à une stigmatisation sociale généralisée. L’État, en se tenant à distance de ce champ, laisse ainsi s’instaurer un régime d’exploitation toléré, souvent naturalisé.
Des parcours marqués par la contrainte et l’assignation genrée
Le récit de la plus jeune informatrice, âgée de 14 ans, illustre de manière brutale l’imbrication entre pauvreté extrême, responsabilités familiales précoces et entrée dans le travail sexuel. Ayant débuté à l’âge de 13 ans, elle évoque la nécessité d’assister financièrement sa mère veuve et ses frères. Elle relate avoir subi plusieurs rapports non protégés exigés par ses clients, ce qui l’a conduite à recourir à trois interruptions volontaires de grossesse. Elle précise que certains hommes préfèrent « le corps-à-corps » – une expression désignant les rapports sexuels sans préservatif – contre des sommes plus élevées, pouvant atteindre jusqu’à 300 000 francs guinéens. Cette marchandisation de la sexualité, dans un rapport de force profondément inégal, témoigne de l’invisibilisation de la vulnérabilité des mineures et de l’institutionnalisation silencieuse d’une violence sexuelle banalisée.
Le témoignage de la seconde informatrice, âgée de 18 ans, corrobore les dynamiques précédentes : les clients sont principalement des hommes adultes, souvent mariés et pères de famille. Elle insiste sur l’absence de garçons de son âge parmi la clientèle, révélant ainsi une nette dissymétrie générationnelle dans les pratiques de consommation sexuelle.
La troisième interlocutrice, âgée de 35 ans, offre un regard rétrospectif sur deux décennies d’exercice de la prostitution. Mère célibataire de deux enfants, elle explique que son activité reste sa seule source de revenus. Son récit introduit des éléments plus structurels sur les logiques conjugales et sexuelles en Guinée : elle évoque une frustration masculine chronique dans le cadre marital, liée à une méconnaissance du plaisir féminin et à une absence d’éducation sexuelle, que les prostituées, selon elle, pallient dans une fonction quasi-pédagogique.
Sexualité, savoirs intimes et pédagogie de l’expérience
Le discours de cette travailleuse expérimentée révèle un pan souvent négligé dans les analyses : la fonction de transmission de savoirs sexuels assurée par certaines prostituées. Elle se décrit comme une « éducatrice sexuelle », proposant à ses clients une forme d’initiation aux zones érogènes féminines – seins, clitoris, point G – ainsi qu’aux pratiques telles que la fellation ou le cunnilingus, qu’elle évoque sans détour. Dans un contexte où l’enseignement officiel de la sexualité est quasi inexistant, ces femmes deviennent paradoxalement des médiatrices du désir, des passeuses de connaissances corporelles.
Elle rappelle aussi les conséquences de l’excision sur la jouissance sexuelle, insistant sur l’impossibilité d’éprouver du plaisir après l’ablation du clitoris. Cette affirmation renforce une critique déjà développée dans ma précédente tribune : loin d’être un simple rite de passage, l’excision constitue une mutilation des capacités sensorielles et un outil de contrôle sexuel au service d’un ordre patriarcal.
Approche comparée des discours masculins sur la sexualité tarifée en contexte polygamique
Le premier client interrogé, âgé de 45 ans, explique fréquenter régulièrement les trois prostituées, citées ci-haut, avec une préférence pour la plus jeune, qu’il juge « plus malléable ». Marié à deux femmes, il affirme ne pas trouver auprès d’elles la liberté d’expression sexuelle qu’il recherche. Les rapports avec les prostituées sont décrits comme plus libres, déliés des normes conjugales. Sur la question du préservatif, il reconnaît une utilisation partielle, surtout avec les femmes plus âgées, qu’il suppose plus exposées, et admet des rapports non protégés avec la plus jeune, invoquant une « confiance » reposant sur l’âge et la fréquence des rencontres. Cette rationalité subjective, dénuée de fondement médical, reflète une perception faussée du risque et une asymétrie dans la gestion de la santé sexuelle.
Le second client, âgé de 55 ans et marié à trois femmes, adopte un discours plus précautionneux. Il affirme se protéger systématiquement pour éviter de mettre en danger ses épouses. Toutefois, son témoignage soulève des préoccupations éthiques majeures : il mentionne fréquenter aussi la jeune prostituée de 14 ans, sans qu’aucune remise en question morale ne soit exprimée. Cette banalisation du recours aux mineures traduit un effondrement des repères juridiques et un aveuglement collectif quant à la violence de la situation.
Conclusion : penser la sexualité au prisme de l’inégalité sociale et du pouvoir
Ce complément d’enquête révèle un phénomène social qui déborde largement le cadre d’une transaction économique. La prostitution en Guinée s’inscrit à l’intersection de plusieurs structures : précarité économique, patriarcat normatif, déficience éducative, et marchandisation du féminin. À travers les voix de ces femmes – trop souvent réduites au silence – et de leurs clients, ce travail ethnographique vise à esquisser les contours d’une réalité méconnue, marquée par l’injustice, la domination et la résilience.
En tant qu’anthropologue, je réaffirme que notre rôle n’est pas de proposer des solutions immédiates, mais de rendre visibles les logiques invisibles qui sous-tendent les faits sociaux. Toutefois, l’urgence de certaines situations – notamment la prostitution des mineures – impose une prise de position éthique : la nécessité de protéger les plus vulnérables, de repenser l’éducation sexuelle en profondeur, de garantir aux jeunes filles un accès à l’instruction, et de repolitiser la question du plaisir féminin en Afrique. C’est à cette condition que nous pourrons espérer briser le silence autour de ces corps précaires, et penser, ensemble, une sexualité fondée sur la reconnaissance, le respect, et la justice sociale.
Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue