Par un froid glacial, j’atterris à l’aéroport de Casablanca. Avec un œil gonflé, presque hors de l’orbite. Je suis passé à un doigt de perdre mon œil droit suite à une Ptérygion mal prise en charge. Compte tenu de la complication apparente et du mauvais signe que donne mon œil malade, le Gros Lynx m’a gracieusement offert un billet d’avion et une enveloppe pour des soins ophtalmologiques dans une clinique de renom à Rabat.
L’atterrissage a abrégé légèrement ma douleur. Mais, mille questions se bousculaient dans ma tête : «Les Marocains réussiront-ils à sauver mon œil ? Serai-je borgne pour le reste de ma vie ?» J’étais triste et stressé. Après les formalités, je rejoins la salle de sortie. J’ai promené le regard à la recherche de Mohamed Diallo qui devait m’accueillir. Il n’était pas là. Je prends place quelque part et fixe avec l’œil valide la porte de sortie qui donne accès à la gare de l’aéroport de Casablanca.
Dix minutes après, je reconnais la silhouette élancée de Mohamed, portant un jean et une jacket noire sous laquelle déborde un t-shirt Lacoste carreau. Je me lève, il lève la main en guise de salut comme pour montrer qu’il m’a vu. Il s’approche avec son sourire communicatif et sincère. Salutations chaleureuses. Sa joie de vivre, le chaleureux accueil qu’il m’a réservé ont sûrement anesthésié la douleur. Je ne ressentais plus rien.
«Ça va ? Et le voyage ?», me dit-il. «Très bien. Mais, j’ai eu trop mal à l’œil durant tout le vol». Il répond : «J’imagine !» Il enchaîne : «Tu sais, les avions volent à 12 mille mètres d’altitude. Ce sont les conséquences de la pression atmosphérique et des zones de turbulence. Tu as parfois l’impression que ton œil s’éjecte de l’orbite parce que ton organisme est soumis à la pression. Ça va passer. L’avion traverse aussi des zones chargées d’ions».
Je l’ai regardé expliquer exactement ce que j’ai eu comme sensation pendant les cinq interminables heures de vol. C’était hallucinant. Nous prenons le train Casablanca-Rabat. Et là, je me suis senti en face d’un ophtalmologue. Il m’a expliqué les caractéristiques internes et externes de l’œil, c’est quoi la Ptérygion, beaucoup d’autres choses. Je ne sentais plus de douleur.
Chez lui à Rabat Agdal, il m’a donné une chambre : «C’est la chambre de papa lorsqu’il est de passage et c’est son poste radio qui ne le quitte pas lorsqu’il est là», m’a-t-il dit. Le temps de prendre mon bain, il avait fini de préparer des fritures que nous avons dégustées. Il m’a dit : «Je vais maintenant te dévoiler le plan de tes soins. Tu seras opéré lundi. J’ai mis tout au point». Et je me suis endormi, autour de 14h, il est revenu de l’école, m’a préparé une délicieuse sauce tomate au poulet. Il a rempli le frigo de fruits, de jus et de légumes qu’il avait achetés. «C’est pour ton séjour. Sens-toi chez toi. Dis-moi tout ce dont tu as besoin». Je lui dis : «Mohamed, merci pour l’accueil et le cours d’ophtalmologie dans le train, qui m’a guéri à moitié, je l’avoue. Mais, je ne te cacherai pas que mon seul souhait serait de recouvrer l’usage de mon œil».
Il m’a dit : «Ne t’en fais. Il est vrai qu’on ne peut jamais être sûr à cent pour cent lorsqu’il s’agit d’une opération, mais les Ptérygions, c’est une intervention simple. N’aie pas peur».
Le dimanche, dans la soirée, il m’a invité à faire un tour pour voir des jardins fleuris de Rabat. «Cela va redonner du tonus et de l’énergie à ton acuité visuelle. C’est bon pour l’opération». Il fait entre 15 et 18 degrés. Nous avons marché, j’ai visité et cela m’a fait du bien. Et vint lundi matin, jour tant redouté de l’opération. Mohamed a certainement senti mon stress, et il s’est mis à raconter des histoires drôles. Il a réussi à me sortir de la peur. Lorsqu’on est arrivés à la clinique, c’est comme si j’étais venu au cinéma.
A l’entrée du bloc opératoire, Mohamed m’a serré et m’a dit : «Bonne chance Abou Bakr ! Je ne bouge pas, je suis ici». Sa voix tremblait un peu. J’ai senti des larmes me monter aux yeux. C’est quelque chose de sentir un être attentif, bien élevé et respectueux dans les moments difficiles.
Au bout d’une heure et demi, la Française qui m’a opéré est sortie dire à Mohamed que l’opération a réussi et que je ne tarderai pas à sortir. Je suis sorti, j’ai vu Mohamed, les yeux éclatants exprimant une joie qui illumine son visage. Il s’est précipité, m’a agrippé, éclat de rire : «Tu as vu, c’est fini ! L’opération a réussi, félicitations !» Il a réglé la facture et a pris aussitôt le téléphone. J’ai compris que son interlocuteur était le Gros (son papa). Il a dit : «Abou Bakr vient de sortir du bloc, l’opération a réussi». Il scandait, articulant les mots comme s’il avait entre les mains un trophée. Nous sommes rentrés à la maison, il a préparé le repas. Et il m’a dit que je devais mettre la dizaine de collyres que la dame avait prescrite quatre fois par jour.
«Tu en a des antibiotiques, des anti -inflammatoires, des corticoïdes. Je préfère venir te les appliquer, parce que ce sont des liquides faciles à infecter, s’ils ne sont pas bien utilisés».
Et durant un mois, Mohamed quittait l’école à 13h pour venir faire mes pansements et inoculer les collyres dans mon œil. Lorsque le bandage fut enlevé et que mon œil reprenait progressivement vie, il me disait d’aller à la véranda d’un restaurant situé en face de la mer de l’autre côté du goudron. Il me disait : «Reste-ci et observe la mer et le coucher du soleil pendant 2 heures. Les beaux paysages, les beaux spectacles de la nature facilitent la cicatrisation d’un œil qui se remet». Il m’achetait de la glace, des fritures et des jus en guise de compagnie et repartait en classe.
A 19h, il nous préparait le repas, le cordon bleu. Et un vendredi, il m’a dit : «Abou Bakr, il est temps d’offrir du plaisir à ton œil. Ce soir, nous allons prendre le train et aller à Rabat voir un film. Tu vas aimer. Ça te changera un peu». Je ne voulais pas, mais il a insisté. Il faisait 15 degrés. Nous sommes allés à Rabat. Et je ne l’ai pas regretté. Le lendemain, il m’a fait visiter des lieux touristiques de Rabat. On est allés au marché. Il m’a acheté un boubou marocain que j’ai perdu l’année dernière. Les derniers jours de mon séjour, il revenait tôt et il me faisait découvrir tout ce que la maladie m’avait caché. J’ai découvert un jeune brillant, profondément humain et sensible.
Le jour du retour, dans le train, le regard dans le vide, sans doute le vide né de mon départ. A l’aéroport, l’émotion était vive. Mohamed m’a aidé à sauver mon œil. Je ne l’oublierai jamais, n’eut été son assistance, j’aurais perdu mon œil.
On était devenu si familiers pendant ce mois. On eût dit un frère et son jeune frère. Ce qui m’a marqué durant ce mois passé chez lui, c’est sa dose de culture. Je l’ai dit dans d’autres circonstances, Mohamed était un génie. Il lisait beaucoup et faisait des recherches. Et aussi, il est un homme qui aime toujours se donner une occupation. Pas une minute à perdre. Un gros bosseur.
Le 11 mai fait désormais partie des jours tristes de ma vie. Il m’arrive souvent de revoir mon séjour à Rabat devant le miroir avec mon sacré œil.
Mon cher frère Mohamed, ton rappel à Dieu fut brusque. Ça nous prit au dépourvu. On eût aimé que tu fusses toujours parmi nous. Mais, le Tout Puissant en a décidé autrement. Et tout ce qu’il fait est bon. Que le Tout Puissant t’accueille dans la place la plus radieuse de son paradis. Amen !
Par Abou Bakr, le patient de Rabat