Un phénomène préoccupant attire aujourd’hui mon attention : la prostitution croissante chez les jeunes filles, parfois mineures, en République de Guinée. En tant qu’anthropologue, il me paraît important de prendre le temps de déconstruire les causes profondes de cette pratique, souvent stigmatisée mais rarement comprise dans ses dimensions systémiques. Loin de tout jugement moral, il convient d’adopter une posture analytique rigoureuse, attentive aux logiques économiques, familiales, sociales et culturelles qui sous-tendent le recours à la prostitution dans certains segments de la population guinéenne.

Précarité familiale et natalité non planifiée : une équation sociale fragile

L’un des premiers facteurs, sans doute le plus déterminant, est la précarité matérielle de nombreuses familles guinéennes, souvent caractérisées par une forte natalité. Il demeure courant dans plusieurs contextes ouest-africains — et la Guinée ne fait pas exception — de considérer que la bénédiction divine s’exprime par le nombre d’enfants que l’on peut mettre au monde. Cette vision nataliste, profondément ancrée dans les représentations collectives, ne s’accompagne pas toujours d’une conscience claire des responsabilités économiques et éducatives qu’implique la parentalité. À l’inverse des contextes européens, où les politiques sociales et les dispositifs de planification familiale orientent les choix reproductifs, la Guinée reste marquée par une vision sacrée de la fécondité, où toute tentative de régulation peut être perçue comme une transgression morale ou religieuse.

Dès lors, il devient courant d’observer des familles dépassées par le poids de leur propre reproduction, incapables de subvenir aux besoins fondamentaux de leur progéniture. Cette impuissance économique crée un terreau favorable à l’abandon scolaire, à la marginalisation des filles, et in fine, à leur exposition précoce à des logiques de survie où la sexualité devient monnayable. Dans les nombreux témoignages que j’ai recueillis, cette pression économique familiale constitue le premier moteur du basculement vers la prostitution.

Un de mes informateurs a observé ce phénomène dans plusieurs quartiers de Conakry, notamment à Taouyah, Kipé et Gbessia. Il y observe une présence massive de jeunes filles, parfois très jeunes, actives dans des bars, des hôtels ou même à domicile. Les tarifs pratiqués varient selon les lieux et les modalités : entre 40 000, 100 000 de francs guinéens, voire plus en fonction du type d’établissement (motel, hôtel, domicile privé), mais aussi selon que le rapport sexuel soit protégé ou non.

Ce dernier point mérite une attention particulière. De nombreux clients exigeraient des rapports non protégés — ce que les jeunes filles appellent couramment le « corps à corps » — au mépris des risques sanitaires. Cette pratique met en évidence une irresponsabilité masculine face aux enjeux de santé publique. Rappelons que selon les données publiées par la Croix-Rouge, près de 130 000 personnes vivent avec le VIH en Guinée, soit environ 1% de la population. Et cela sans compter les autres infections sexuellement transmissibles (IST), dont la prolifération demeure largement sous-estimée. Cette exposition au risque, délibérée ou contrainte, souligne l’urgence d’un travail éducatif, médical et éthique sur les pratiques sexuelles dans les milieux précaires.

L’omerta familiale et l’absence d’éducation sexuelle

Un autre facteur à ne pas négliger est le silence social qui entoure la sexualité dans la société guinéenne. Le sexe reste un sujet tabou, frappé d’interdits religieux, culturels et moraux, et rarement abordé au sein des familles. Les jeunes, en particulier les filles, grandissent dans un environnement où leur propre corps leur est étranger, leur sexualité tue, leur plaisir ignoré, et leurs risques méconnus. Ce silence pédagogique est d’autant plus dangereux que de nombreux enfants ne sont pas scolarisés ou abandonnent très tôt les études. Ainsi, les canaux d’apprentissage formels ne prennent pas le relais, et la rue devient le seul espace d’expérimentation, avec ses violences, ses rumeurs, et ses mirages.

Il est urgent d’inscrire l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires dès le collège, mais aussi d’initier des campagnes de sensibilisation communautaire, pour que les jeunes puissent appréhender leur corps, identifier les risques liés aux pratiques sexuelles, et développer une autonomie de choix en matière de santé reproductive.

La violence patriarcale déguisée en justice populaire

Un événement récent illustre la brutalité de certaines réactions sociales face à la prostitution. À Kipé, près du lycée français, un groupe de jeunes hommes a physiquement agressé des jeunes filles identifiées comme prostituées. Cette justice populaire, souvent présentée comme une forme de rétablissement de l’ordre moral, cache en réalité une violence patriarcale, hypocrite et injustifiable. Car si la prostitution existe, c’est bien parce qu’il existe une demande masculine — rarement pointée du doigt. S’en prendre aux femmes, et uniquement à elles, relève d’un sexisme structurel.

Il convient de rappeler avec fermeté que nul ne peut légitimement s’arroger le droit de frapper ou de violenter une femme, quelle que soit sa situation ou son activité. Les autorités guinéennes, par la voix de plusieurs ministres, ont condamné avec vigueur ces actes, ce qui constitue une avancée symbolique importante.

Conclusion : vers une approche systémique de la prostitution

La prostitution des jeunes filles en Guinée ne peut être analysée comme une simple déviance morale. Elle doit être pensée comme le symptôme d’un ensemble de dysfonctionnements sociaux, économiques et culturels. Entre précarité familiale, absence de dialogue sur la sexualité, inégalités de genre, risques sanitaires et violences sexistes, elle révèle la profondeur des fractures qui traversent la société guinéenne contemporaine.

Par Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue