Lettre ouverte au Président de la Transition, le Général Mamadi Doumbouya

Objet : Dysfonctionnements graves observés lors du recensement des ressortissants guinéens à Nantes (France)

Monsieur le Président de la Transition,

Permettez-moi, en ma qualité de citoyenne franco-guinéenne, de m’adresser à vous à travers cette lettre ouverte afin de vous faire part d’une série de dysfonctionnements institutionnels dont j’ai été directement victime, en compagnie de mes enfants, le 7 juin 2025, à l’occasion du recensement de la diaspora guinéenne à Nantes.

Informée quelques jours auparavant, par une communication audiovisuelle de Monsieur l’Ambassadeur de Guinée à Paris, de la tenue d’opérations de recensement dans plusieurs villes de France, j’ai pris les dispositions nécessaires pour me rendre à celle qui m’apparaissait comme la plus accessible, à savoir la ville de Nantes. Convaincue de l’importance symbolique et civique de cette démarche, j’ai entrepris un déplacement de quatre heures avec mes trois enfants, que j’ai réveillés à l’aube dans le seul objectif de participer à cette opération.

Arrivés sur place à 9 heures, nous avons été confrontés à une désorganisation manifeste. Une trentaine de personnes patientaient déjà devant les locaux de l’association chargée de mettre en œuvre l’opération. Or, contrairement aux engagements initiaux — lesquels stipulaient que chaque enregistrement ne devait pas excéder cinq minutes —, l’attente s’est révélée interminable. Les portes demeuraient closes, et les rares agents présents se contentaient de distribuer des formulaires, sans logistique ni coordination apparente. Il fallut attendre plus d’une heure pour que seules deux personnes puissent entrer. L’inquiétude s’est progressivement installée, d’autant que de nombreuses femmes, accompagnées d’enfants en bas âge, patientaient stoïquement à l’extérieur, sans accès à un lieu d’attente décent.

Nous sommes ainsi restés plus de quatre heures dans des conditions indignes : exposés aux intempéries, sans possibilité de nous asseoir, sans accès à de l’eau ni à un espace sécurisé. Mon fils, épuisé, s’est assis à même le sol. Ce n’est qu’au terme de cette longue attente que nous avons pu pénétrer dans le bâtiment… pour patienter à nouveau — pendant plus de quatre heures — dans une salle d’attente surchargée, avant d’être finalement recensés. Soit un total de huit heures et demie d’attente, sans possibilité de se restaurer.

Un agent ainsi qu’une dame ont eu la gentillesse de nous offrir une collation, bien que celle-ci ne corresponde nullement aux repas que j’ai pour habitude de servir à mes enfants. Nous ne pouvions nous restaurer à l’extérieur sans risquer de perdre notre place — ce qui est précisément arrivé, deux heures après notre arrivée, à un monsieur qui, après être parti chercher ses documents, a tenté de reprendre sa place en priorité. Cette initiative a suscité de vives protestations parmi les autres participants, générant des disputes, de la cacophonie, et provoquant, au passage, la frayeur de mes enfants. Une telle scène est indigne de nos institutions.

Au-delà de l’inefficacité structurelle du dispositif, je souhaite porter à votre attention un autre aspect, plus insidieux mais tout aussi préoccupant. Alors que nous patientions, j’ai entendu plusieurs compatriotes, s’exprimant en soussou — langue que je maîtrise —, commenter la carnation de mes enfants, arguant qu’ils étaient « trop blancs » pour être Guinéens. Ces remarques, empreintes de suspicion et de préjugés, remettaient en question non seulement leur légitimité à se faire recenser, mais aussi, par extension, ma propre maternité. Une femme présente dans la conversation a néanmoins reconnu avoir entendu l’un de mes enfants m’appeler « maman », ce qui, selon elle, confirmait leur filiation. Mais l’incident, pour anecdotique qu’il puisse paraître, m’a profondément atteinte.

Je tiens à affirmer ici, sans ambiguïté, que mes enfants — bien qu’étant métis — sont pleinement guinéens. Leurs origines ne sauraient être niées sous prétexte qu’elles défient certaines normes chromatiques ou identitaires que certains persistent à ériger en critères exclusifs. Monsieur le Président de la Transition, en tant que père d’enfants métis, vous mesurerez sans doute la violence symbolique d’une telle remise en cause. Nul ne devrait se voir contester son appartenance nationale en raison de son apparence physique.

Je n’aurais peut-être pas évoqué cet épisode s’il ne prolongeait une autre expérience douloureuse vécue en 2021, lorsqu’un agent guinéen refusa la demande de passeport de mes enfants au motif explicite qu’ils étaient « blancs ». Cette phrase m’a été adressée sans détour. De tels propos sont non seulement discriminatoires, mais indignes d’une administration républicaine. Ils sapent les discours de modernisation et d’unité nationale que vous incarnez et dont vous êtes le garant.

Le recensement de Nantes a mis en évidence d’autres défaillances logistiques tout aussi préoccupantes. Deux seules machines avaient été mobilisées pour une population officiellement estimée à 25 000 ressortissants guinéens. Comment espérer recenser efficacement une telle diaspora avec un équipement aussi dérisoire ? Des bénévoles d’une association communautaire, formés à la hâte, se sont vus confier une mission hautement stratégique, avec des moyens notoirement insuffisants.

Cette désorganisation a suscité colère, frustration et humiliation chez de nombreux compatriotes guinéennes et guinéens. Une aide-soignante, de retour d’une garde de nuit et n’ayant pu se restaurer, a attendu neuf heures durant avant de se faire recenser — je le sais, parce qu’elle est passée après moi. D’autres avaient parcouru de longues distances avec leurs nourrissons. Quant à moi, j’ai dû loger mes enfants à l’hôtel, incapable de reprendre la route après cette interminable attente.

Monsieur le Président de la Transition, ce que nous avons vécu ne relève pas d’un simple dysfonctionnement logistique : il s’agit d’une atteinte manifeste au droit fondamental à la citoyenneté. Nous, membres de la diaspora, assumons une double responsabilité : transmettre notre culture à nos enfants et incarner une Guinée moderne, digne et ouverte. Ce jour-là, j’ai vu mes enfants perdre foi dans cette mission. Épuisés, ils m’ont dit : « Maman, on ne reviendra plus jamais pour un recensement guinéen. »

C’est donc en ce jour même, à peine rentrée chez moi, épuisée, en colère, déçue — non par goût de la polémique, car je me revendique apolitique —, mais par devoir de vérité, que je vous adresse cette interpellation. Cette lettre est un cri du cœur, une mise en garde citoyenne. Il est impératif de repenser en profondeur les dispositifs de recensement, de renforcer les capacités administratives à l’étranger, de former rigoureusement les agents, de doter les structures de moyens matériels suffisants, et surtout, de promouvoir une éthique du service public fondée sur la dignité, la neutralité, et la reconnaissance pleine et entière de tous les citoyens, quelles que soient leur couleur, leur genre ou leur appartenance culturelle.

Nous ne demandons ni privilèges ni passe-droits. Nous demandons un État fonctionnel, équitable, capable de reconnaître tous ses enfants, où qu’ils se trouvent. La Guinée ne saurait continuer à exclure symboliquement une partie de sa population sous prétexte qu’elle vit ailleurs, qu’elle est métissée ou qu’elle ne correspond pas aux standards de l’identité majoritaire.

Je vous prie, Monsieur le Président de la Transition, de recevoir l’expression de ma considération respectueuse, et de bien vouloir faire diligence auprès de vos services compétents afin que soit engagée, sans délai, une réforme structurelle en profondeur de ces dispositifs défaillants. Car ce qui est en jeu, au-delà de la seule efficacité administrative, c’est bien la dignité de la République, l’universalité de ses droits, et la reconnaissance pleine et entière de tous ses citoyens, où qu’ils résident.

Dr Yassine Kervella-Mansaré

Anthropologue africaniste

Enseignante-chercheure franco-guinéenne

Mère de trois enfants binationaux